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F-BAZZ - Accident du 1er septembre 1953

Paris MATCH n°234 du 12 au 19 Septembre 1953

Paris-MATCH Couverture

Colette Marchand, dans le ballet « Carmen » a ouvert par un triomphe la saison française de Londres

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LA MONTAGNE A BRÛLÉ QUATRE HEURES À 520 kilomètres à l'heure, en pleine nuit, le courrier d'Extrème-Orient s'est pulvérisé contre le flanc de cette montagne. La tache noire sur la paroi du pic central indique le point d'impact, à 100 mètres du sommet. L'essence enflammée a noirci le roc : pendant quatre heures, la montagne a brûlé. Au premier plan, un des moteurs projeté à plus de 1500 mètres. À mi-pente, la caravane des sauveteurs qui redescend.

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défense absolue aux photographes d'approcher : cette photo a été prise par un des premiers sauveteurs arrivés avec les chasseurs alpins. les débris fument encore.

LA FIN DU PARIS-SAÏGON

Le mardi 1er septembre, à 22 h. 30, une immense lueur embrasait le ciel du Dauphiné : quarante-deux personnes venaient de périr dans l'écrasement du courrier aérien Paris-Saigon. Le Constellation avait percuté la falaise rocheuse du mont Cemet (3.023 m.) Les causes de l'accident sont mystérieuses. L'appareil qui avait quitté l'aérodrome d'Orly à 21 h. 50 et devait se poser Nice à 23 h. 55 avait dans un dernier message, cinq minutes avant l'accident, demandé l'autorisation de descendre à 4500 mètres. Le colonel Bellonte a commencé une difficile enquête pour tenter d'arracher leur secret aux débris informes que la violence de l'explosion a éparpillés sur plus de 4 km carrés.

LES AMIS Charles Münch et René Noblemaire à l'entrée du village. C'est de cet endroit que les habitants ont vu le tragique accident.

LES FAMILLES Devant la chapelle ardente de Fours-Saint-Laurent, une messe est dite devant les familles. L'armée rend les honneurs.

L'ENQUÊTEUR Maurice Bellonte, président de la commission d'enquête du ministère de l'Air, chargé de rédiger le rapport sur l'accident.

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ILS AVAIENT RENDEZ-VOUS Sa concierge (à g.) avait oublié de lui transmettre un message : le steward Delhomme prit le Paris-Saigon. Jeannine (à dr.) était malade : ses parents retardèrent leur départ jusqu'au jour fatal.

ILS ONT ÉTÉ DÉCOMMANDÉS Au R.P. Rivals (à g.), on annonça par erreur que l'avion était complet. M. Vintrobert (à dr.) décommanda sa place pour aller embrasser son fils malade. Il a pris l'avion suivant.

L'HEURE DU DESTIN Orly, 21h 25. Les passagers pour l'Orient, carte d'embarquement en main, quittent un à un la salle d'attente. Sur l'aire de départ, le « Constellation » les attend. Il est 21h 30 quand la porte de la carlingue se referme. Sous les ailes, les équipes spéciales surveillent, exteincteurs en main, le démarrage de chacun des quatre moteurs. L'avion roule lentement pour gagner la piste d'envol. Il fait un point fixe, puis, dans le fracas des moteurs, décolle vers son destin.


La catastrophe du mont Cemet pose le problème du rendez-vous avec la mort.

« Certains disent que pour les dieux nous sommes les mouches que les enfants tuent un jour d'été, d'autres affirment, au contraire, que le moindre moineau ne perd pas une plume qui ne lui ait été enlevée par le doigt de Dieu. »

Voilà ce qu'écrivait, il y a quelque vingt-cinq ans, le romancier américain Thornton Wilder, à propos d'un accident survenu deux siècles plus tôt au Pérou. Cette fois-là cinq personnes avaient trouvé la mort dans la rupture d'un pont. Pas plus que les 42 victimes du Paris-Saigon, rien ne destinait ces cinq personnes à une mort commune. De sorte que chacun au Pérou se demandait, comme on se le demande aujourd'hui après l'accident du mont Cemet et la disparition de Jacques Thibaud : « Pourquoi justement ces cinq-là ? » Question qui n'a peut-être pas de sens, mais qu'au fond de soi personne n'élude. En effet, peut-être la rupture du pont du Roi-Saint-Louis ou la catastrophe du F-BAZZ sont-elles des événements purement fortuits. Cependant, aujourd'hui, autant qu'il y a deux siècles, l'esprit répugne à admettre qu'il n'y ait qu'une simple coïncidence dans de tels événements où nous avons l'obscur sentiment de voir affleurer la main de la Providence.

« Le pont du Roi-Saint-Louis, écrit Thornton Wilder, le plus beau de tout le Pérou, était sur la grande route qui relie Lima à Cuzco, et des centaines de personnes le franchissaient chaque jour. Il avait été, plus de deux siècles auparavant tressé en osier par les Incas, et on conduisait toujours ceux qui visitaient la ville voir cette curiosité. Saint Louis de France lui-même le protégeait de son nom, par la petite église de boue qui s'élevait à l'extrémité. Le pont paraissait au nombre des choses qui durent éternellement. Il était inimaginable qu'il dût se rompre. Un vendredi, vers midi - c'était le 20 juillet 1714 - il se rompit et précipita cinq voyageurs dans le gouffre qui se creuse au-dessous.

En apprenant l'accident, chacun se signait et songeait : « Et moi qui l'ai traversé il y a si peu de temps et qui devais le passer encore prochainement ! » L'émotion rétrospective fut telle que tous les Péruviens firent plus ou moins leur examen de conscience. On raconte que des servantes restituèrent des bracelets qu'elles avaient volés à leur maîtresse et que des usuriers firent des discours à leurs femmes pour justifier l'usure.

Une seule personne tenta de tirer du fatal événement une leçon positive : le frère Junifer. Ce petit franciscain à cheveux roux, venu de l'Italie du Nord, se trouvait par hasard au Pérou en train de convertir des Indiens et, par hasard également, assista à l'accident. Il débouchait de derrière l'épaulement d'une colline et s'essuyait le front, car la journée était chaude, lorsque son regard tomba sur le pont : au même moment, un son strident remplit l'air, et il vit le pont se séparer deux et lancer dans la vallée cinq fourmis qui gesticulaient.

La grève a sauvé M. Wintrobert

Toute autre personne se serait dit avec une secrète satisfaction : « Dix minutes plus tard, moi aussi... » Ce fut une autre pensée qui vint au frère Junifer. Cette pensée était : pourquoi cela est-il arrivé ces cinq personnes-là ? Bien entendu, le frère ne pouvait admettre un seul instant que l'on vive et que l'on meure par accident. Il croyait que toute chose est réglée par la Providence divine. Il crut - à tort - que l'occasion était venue de le prouver. En se renseignant sur la vie secrète de ces cinq personnes qui venaient de tomber à travers l'espace, on devrait découvrir. se dit-il. la raison de leur anéantissement.

Dès cet instant, le frère Junifer ne connu plus de trêve. Pendant six ans, il frappa à toutes les portes de Lima, posant des milliers de questions, emplissant des piles de carnets de notes, pour essayer de prouver que chacune des cinq vies détruites était un tout parfait. Le résultat fut un énorme livre dont une copie a subsisté, celle que Thornton Wilder a utilisée pour écrire son célèbre roman (prix Pulitzer 1927) Le Pont du Roi-Saint-Louis.

Mais le frère avait été trop loin. S'il est écrit qu'il y a une Providence par qui toute vie et toute mort sont réglées, il est également écrit que les desseins de cette Providence sont insondables. Le livre du frère fut déclaré hérétique et condamné à être brûlé sur la place publique, ainsi que son auteur. La sentence fut exécutée.

Mais au moins le frère avait-il eu le mérite de poser avec clarté ce problème qu'il est impie de prétendre résoudre. Il avait en particulier été frappé par le fait que les cinq personnes qui se trouvaient sur le pont au moment de l'accident ne s'y trouvaient pas du tout par hasard. Certaines étaient là alors que logiquement elles auraient du être ailleurs. D'autres au contraire qui auraient du se trouver sur le pont au moment fatal ne s'y trouvèrent pas.

En fait, ces mêmes « coïncidences » troublantes se retrouvent dans chaque catastrophe. Ainsi, M. Michel Vintrobert, conseiller du haut-commissaire français an Vietnam aurait dû se trouver sur le Paris-Saigon le 1er septembre. Il avait son billet. Mais avant de regagner son poste en Indochine, il voulut embrasser une dernière fois son fils ainé Patrick, qui se trouvait en vacances en Espagne, près de Bilbao. Il lui avait donné rendez-vous â l'escale de Nice. Mais la grève de la SNCF retarda le jeune homme. Lorsque M. Vintrobert comprit que son fils serait en retard au rendez-vous, il fit annuler son billet et décida de prendre l'avion suivant. La grève lui a sauvé la vie. Le mercredi matin, lorsqu'il lut la nouvelle dans un journal, tout en prenant son petit déjeuner à la terrasse d'un café des grands boulevards à Paris, il ne pensa même pas sur-le-champ qu'il s'agissait de l'avion dans lequel il aurait dû se trouver. Ayant lu le récit de l'accident, rêvé un instant à la brutalité du destin qui avait frappé les passagers du F-BAZZ, il ouvrit son journal à la page des sports. Ce n'est que l'après-midi, au ministère de la France d'Outre-Mer, alors que des amis le félicitaient de sa chance, qu'il comprit. Alors, il pâlit. Il est parti le samedi suivant et arrivé à Saigon le lundi matin. C'était son seizième voyage Paris-Saigon en avion.

Logiquement, le Père André Rivais. visiteur des provinces du Levant, aurait également dû être au nombre des victimes. Il avait réintégré, il y a trois semaines, la maison mère des Lazaristes, à Paris, où il devait participer à la mise au point d'un programme de constructions. La veille de son départ de Syrie, un avion de la ligne Beyrouth-Paris avait disparu en pleine mer.

Le Père devait rentrer à Beyrouth le 1er septembre par le Paris-Saigon. Il avait fait retenir sa place. Mardi, à l'heure prescrite, il se trouvait à la gare des Invalides. Mais, sans doute par suite d'une erreur qu'il n'a pas cherché à tirer au clair, au moment où il se présentait au guichet d'Air France, on lui dit que le Paris-Saigon était complet. Il devrait partir par un autre avion, et du Bourget au lieu d'Orly. Le Père s'exécuta sans protester. Ses amis de Beyrouth, qui le croyaient parti par le Constellation, l'ont accueilli comme l'enfant prodigue. « C'est la Providence, dit-il, qui a voulu que j'aie changé d'avion. » La Providence avait pris le visage anonyme d'un employé d'Air France.

En revanche d'autres n'auraient pas du être dans l'avion fatal. Ainsi M. et Mme Chaumette. Ici c'est un visage de jeune fille que le destin a emprunté. M. et Mme Chaumette rentraient en Indochine avec leur fille Jeannine, âgée de quinze ans, après avoir passé leurs vacances dans leur maison d'Athis-Mons. Ils devaient partir le 8 août. Mais Jeannine tomba malade et mit trois semaines à se rétablir. Elle embarquait le 1er septembre avec ses parents...

En même temps qu'elle quatre jeunes gens étaient montés à bord en se tenant par la main - quatre des six enfants de M. et Mme Escalle. Ces six enfants, M. Escalle, trouvant le climat de l'Indochine dangereux pour eux, les avait, il y a trois ans, envoyé en France sous la garde de leur grand-mère, Mme Gomez. Mais c'était leur dernier été à Paris. A l'exception des deux cadets, Paul et Suzy. Ils devaient rentrer, à Hanoï, escortés par leur grand-mère, Mme Gomez qui, à Paris, ne prenait jamais ni le métro, ni l'autobus. Ces engins lui faisaient peur, à plus forte raison l'avion Pour gagner Hanoï, elle aurait préféré prendre le bateau, et ne l'avait pas caché à l'ainée de ses petites-filles, Paulette. Mais elle avait les quatre enfants contre elle. Elle se résigna.

Les avions ne faisaient pas peur à Charles Delhomme, le plus malchanceux des passagers de l'avion de Saigon. Steward d'Air France, il totalisait à trente-trois ans 5.860 heures de vol. A l'heure où il monta dans l'avion d'Orly, il aurait dû se trouver à l'autre bout du monde. Sa malchance a été de n'avoir pas de téléphone personnel dans l'appartement qu'il habitait avec sa jeune femme, rue Colette. Dans tout l'immeuble, seule la concierge avait le téléphone. D'habitude elle transmettait très scrupuleusement les messages destinés à ses locataires. Elle n'en a oublié qu'un de sa vie celui de la direction du personnel d'Air France, avisant Charles Delhomme qu'il partait lundi sur l'avion de Tananarive. Le lundi, Delhomme n'était pas au départ. Le soir, on lui donnait une nouvelle affectation, à Beyrouth, par l'avion du lendemain. Cette fois, la concierge transmit le message.

Il avait dit : Ce serait une mort enviable

Le seul peut-être que le destin n'ait pas pris en titre est Jacques Thibaud. Il avait lui-même fixé la date de son départ, après divers ordres et contre-ordres. Après coup, si l'on fait crédit à sa sensibilité de grand violoniste, on a l'impression qu'il hésitait, comme s'il avait été pris d'une inquiétude que rien, logiquement, ne justifiait.

Il y avait longtemps que Jacques Thibaud projetait de retourner au Japon où il s'était déjà rendu deux fois à dix ans d'intervalle avant la guerre. Il voulait profiter de son passage à Saigon pour donner un récital au profit des œuvres sociales d'Indochine. La Croix-Rouge s'était chargée de l'organiser. Dans la villa de Saint-Jean-de-Luz, le maître attendait depuis des mois que tout fut prêt.

Finalement, le récital fut fixé au 5 septembre. Mais alors c'est le musicien qui souleva des difficultés. D'abord sur le conseil de son médecin, il parla d'ajourner son voyage, puis de remettre le récital à son retour du Japon, en octobre. Il craignait aussi, disait-il, que la chaleur d'Indochine ne décollât son stradivarius. Cependant, le 28 août, il téléphonait au ministère des États associés : « Après avoir consulté mon médecin, j'ai décidé de partir à la date prévue. » De tous les passagers c'était celui qui avait certainement le plus grand nombre d'heures de vol. Le lendemain de son premier récital, qu'il donna en 1892 à Angers - il avait onze ans - un critique écrivait : « Ce jeune homme ira loin. A sa porte, on verra souvent cet écriteau : fermé pour cause de tour du monde. »

Cette prophétie s'était réalisée. Jacques Thibaud n'était pas seulement l'un des plus grands violonistes de son temps, mais aussi l'un des plus grands voyageurs. Il était près de trois cents jours par an absent de chez lui. À tel point que ses élèves n'avaient guère d'autre ressource que de le suivre s'ils voulaient profiter de son enseignement. Au reste, même quand il leur donnait rendez-vous, il arrivait en retard, où même ne venait pas du tout. Mais tout le monde lui pardonnait. Son secret : il charmait.

Chose curieuse, ce sont ses premiers contacts avec la mort qui ont déterminé sa vocation de violoniste. En effet, bien que son père fût déjà un violoniste réputé, (il avait renoncé à la carrière de virtuose à la suite d'une blessure au quatrième doigt de la main gauche), le jeune Jacques Thibaud avait commencé par le piano. C'était seulement par jeu qu'il avait demandé à son frère ainé de lui enseigner les rudiments du violon. Un jour, sa vieille institutrice de la pension Sorbe à Bordeaux, Mlle Trufemus, tomba malade. Elle allait mourir. Le petit Jacques était allé la voir et elle lui demanda de jouer du violon pour elle. Il le fit avec tant d'ardeur que la mourante entra comme en extase, puis rendit le dernier soupir. A quelque temps de là, comme il assistait à un récital du violoniste César Tomson, il se mit à sangloter d'une manière que lui-même trouvait inexplicable. Il apprit le lendemain que son frère aine était tombé en syncope à l'heure même où le concert avait commencé et qu'il était mort à la fin. C'est alors que Jacques demanda à son père de lui enseigner sérieusement le violon.

Dès le départ du Paris-Saigon, c'était peut-être le seul qui, sans le vouloir, ait donné raison au frère Junifer, lequel prétendait que la vie de tout homme, même de ceux qui meurent accidentellement, est un tout parfait, achevé. Jacques Thibaud, qui avait soixante-treize ans, avait envisagé qu'il pourrait mourir dans un accident d'avion. Non seulement il ne le craignait pas, mais même il l'avait souhaité. Lorsque Ginette Neveu disparut, il y a quatre ans, dans une autre catastrophe aérienne, il avait dit « Pour moi, maintenant, ce serait une mort enviable. »

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deux visages de thibaud. à g. : en 1906 dans l'atelier d'un peintre genevois - à dr. : en 1952, devant le buste de ginette neveu morte dans l'accident des açores

Le violon de Jacques Thibaud est mort avec lui

A quatre ans d'intervalle, deux catastrophes aériennes privent la France de deux de ses meilleurs violonistes : Ginette Neveu et Jacques Thibaud. Le concert que celui-ci allait donner à Tokyo devait avoir lieu à Hibiya Hall, la plus grande salle du Japon. C'était la troisième fois que le virtuose se rendait dans ce pays où il s'était acquis une immense popularité. Les Japonais avaient été touchés par le fait qu'il eut accepté de donner un récital au profit des lépreux. A la nouvelle de sa mort, la téléphoniste du quotidien Yomiusi éclata en sanglots. Le journal a décidé d'organiser un concert à la mémoire du musicien disparu dont le bénéfice sera versé à sa famille.

A TOKYO quelques heures après l'accident, trois japonaises regardent le visage de Thibaud sur l'affiche de son récital. Toutes places étaient louées.

A BIARRITZ un service a été organisé par le dernier orchestre que Thibaud ait dirigé. C'était le premier qu'il eut conduit, il y a trente ans.

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DERNIER SOUVENIR Le chef des équipes de secours a retrouvé parmis les débris un sachet de cellophane : il contenait les cordes de rechange du stradivarius de Thibaud. Le commissaire Brunet a autorisé le montagnard, dont la femme fut accompagnatrice du virtuose, à en conserver une en souvenir.

Reportage : Jean ROY - Michel DESCAMPS