L'Appontage

Appontage

Énoncé du problème :

Arrêter en 50 m un bébé de 10 tonnes qui arrive à 125 nœuds, sur une piste de 160 m qui avance à 20 nœuds en tortillant du croupion.

Solution du problème :

Pour le porte-avions, c'est avant tout une question d'énergie cinétique. La formule basique que tout pilote connaît depuis son brevet de base est :

W = ½ MV²

donc dans le cas concret ci-dessus, cela nous fait :

(10.000 kg x (64-10 m/s)²)/2
= 1,4589 x 107 joules

soit une énergie de 14,59 millions de joules qui se baladent à l'extrémité de la crosse d'appontage d'un Super Étendard lorsqu'il accroche un des 3 brins d'arrêt situé à l'arrière du CDG. Sur le Foch et le Clem (pôvre Clem !) il y avait 4 brins.

Le porte-avions devra être capable d'absorber cette énergie plusieurs fois, rapidement. Une pontée, sur un porte-avions Français, c'est 8 à 10 avions, qui en retour de mission appontent à 45 s d'intervalle.

Pour que le brin absorbe cette énergie il est relié à des presses hydrauliques qui peuvent se détériorer si la puissance absorbée dépasse les limites.

En admettant 2 secondes pour l'arrêt complet, ce sont 7300 kW (Près de 10 000 CV) qu'il faut absorber.

Le porte-avions ne peut donc agir, en dehors du bon fonctionnement des presses, que sur le vent apparent soufflant sur le pont. Afin d'avoir une vitesse d'entrée dans les brins qui soit la plus faible possible, le PA cherchera une vitesse du vent apparent de l'ordre de 25/30 nœuds, dans l'axe de la piste oblique.

Pour les pilotes : Ils doivent se présenter à la masse mini et à la vitesse mini. La masse mini ça veut dire carburant mini (environ 10 mn de vol restant) !! La vitesse mini, c'est 4 à 5 nœuds au dessus du décrochage.

L'incidence de décrochage est fixe pour un type d'avion si on ne lui modifie pas son profil ou le calage de l'aile. La vitesse d'appontage varie donc en fonction de la masse de l'avion.

Pour ne pas avoir à calculer en permanence cette vitesse d'approche, qui diminue au fur et à mesure que les jaugeurs baissent, on utilise l'incidence d'appontage qui est légèrement inférieure à l'incidence de décrochage, via une sonde d'incidence qui est un petit cylindre placé horizontalement sur le côté et pourvu de fentes qui calent la sonde dans le vent relatif. La sonde tourne quand l'incidence varie (en fait c'est l'avion qui tourne autour de la sonde suivant l'axe longitudinal). Les infos sont envoyées dans le cockpit, vers le « BIP » , fixé sur le bord supérieur de la casquette, dans le champ de vision du pilote.

Le « BIP » est constitué de trois lampes disposées verticalement dans un petit boîtier de la taille d'un briquet. La lampe supérieure est jaune (on dit « ambre » ), celle du milieu est verte, et celle du dessous est rouge. On n'utilise le badin qu'en vent arrière pour faire une comparaison avec l'allumage des lampes du BIP. Ensuite on pilote au BIP qui est d'ailleurs trompeur quand on est en virage car qui dit virage dit facteur de charge et attention au décrochage si le virage est brusque... On approche les derniers 90° dans le « ambre éclat vert » , et une fois aligné on réduit un peu de moteur pour se stabiliser dans le « vert éclats ambre » .

Ce système a été utilisé sur les FOUGA Marine CM 175 et sur les Étendard IV M et IV P.

Sur les Super Étendard, il y avait une sonde d'incidence qui donne un vecteur air reporté dans le HUD ( Head Up Display). On pilote alors un petit cercle vert entre deux parenthèses. Vient s'ajouter un vecteur Inertiel avec des informations en provenance de la centrale à inertie.

Pour le Rafale et le SEM (Super Étendard Modernisé) je ne suis plus au fait de la technologie qui a certainement dû évoluer en vingt ans !

Quel que soit le type d'avion, on doit arriver « dans la fenêtre » , une petite boite dans l'espace qui est contrôlée par l'œil de l'OA (Officier d'Appontage) sur les portes-avions français, LSO (Landing Signal Officer) sur les portes-avions américains.

Grosso modo, il faut être pile aligné sur l'axe de la piste oblique, pile sur le plan de descente, et pile à la bonne incidence. Avec des éclats rouges au BIP, l'ordre « MOTEUR » va être assez sec à la radio, venant de l'OA. En dehors de la fenêtre, c'est « WAVE OFF, PLEIN GAZ » et l'on refait un tour.

Admettons qu'on soit dans la fenêtre, il faut maintenant tenir trois éléments simultanément :

1 - L'alignement

Avec la bande blanche de l'axe de piste, de jour, et quelques loupiotes blanches de nuit. L'alignement c'est le plus facile à tenir, dira-t-on ? Ben non because la piste se taille à 20 nœuds, et en crabe, car la piste oblique fait un angle de 8 degrés avec l'étrave du PA et les hélices poussent vers l'étrave, pas dans l'axe de la piste oblique. Si l'avion touche désaxé, à plus d'un mètre, le rembobinage du brin doit se faire plus lentement et une inspection visuelle est nécessaire. Cela prend beaucoup de temps et s'il y a d'autres avions à ramasser, il faut les mettre en attente et le pétrole est bien souvent chiche en retour de mission !

Beaucoup plus rarement, il y a un risque de voir l'avion partir en sucette dans le boulevard (petite passerelle sur le coté du PA) ou carrément de finir dans l'eau !

Pour l'alignement, plusieurs cas de figure peuvent se présenter :

  1. il y a du vent sur la mer : le Chef Avia (le contrôleur en chef) va donner les ordres de cap à la passerelle pour avoir le vent relatif dans l'axe de la piste oblique. Cas le plus facile !.
  2. pas de vent sur la mer, situation courante en méditerranée en été : le vent relatif est sur l'étrave, donc vent de travers de la droite, donc le nez à droite.. Et comme le PA est à vitesse maximum (25 nœuds), les chaudières crachent une épaisse fumée noire, on perd le signal de vue et l'alignement fout le camp. C'était du temps du Clem ou du Foch, plus maintenant avec le CDG à propulsion nucléaire
  3. appontage par gros temps, le cul du bateau fait des 8 irréguliers tout en montant et descendant. En fait, le cul du bateau bouge toujours plus ou moins. Burp ! on vise l'extrémité de la ligne blanche et il faut faire abstraction du début de la ligne qui se balade. On tient ça au pied, les ailes à plat. Faut surtout pas suivre le roulis du bateau avec les ailerons.
  4. Il y a cinquante nœuds de vent ou plus. Les avions sont « saisinés » sur le pont et les vols sont annulés. Les pilotes sont au bar. Il est quand même arrivé qu'au retour de mission les conditions de mer et de vent soient très fortes.

Appontage

1 Plate forme des OA (Officiers d'Appontage) - 2 Optique d'appontage stabilisée, appelée aussi « miroir ». On distingue les barettes vertes horizontales et au milieu, la petite boule jaune appelée « signal » ou « meat ball » dans l'US Navy - 3 Optique de secours , appelée aussi « manuel » et actionnée directement par l'OA - 4 Catapulte latérale - 5 Brin N°1

2- Le signal

L'optique d'appontage (repère 2 sur la photo) est composée de lampes vertes horizontales fixes et au milieu de ces lampes une fenêtre verticale envoie des pinceaux lumineux jaunes, divergents dans le plan vertical, vers l'arrière du bateau.

En approche, on ne peut voir qu'un seul pinceau à la fois. Il a l'apparence d'une petite boule jaune, ce qui permet de se positionner par rapport au plan de descente fixé (en général 3,5 degrés ; ça dépend du type d'avion). Au-dessus du plan de descente on verra la boule jaune au dessus des lampes vertes. Sur le plan, c'est la boule jaune alignée avec les lampes vertes, comme sur la photo. Un peu en dessous du plan, c'est toujours jaune et situé en dessous des lampes vertes. Il ne faut pas traîner pour rajouter du moteur. En dessous du plan, le signal vire au rouge, nettement sous les lampes vertes.

Si cette situation dangereuse n'est pas corrigée immédiatement, l'OA ordonnera sèchement un Wave Off (remise de gaz) à la radio. Le signal s'éteint, remplacé par des feux rouges clignotants.

Cela donne un tour de manège supplémentaire et une très mauvaise appréciation au débriefing (ce sont alors les OA qui voient rouge !).

À la mise en service du Super Étendard, en 1980, la technique d'appontage a évolué grâce à la centrale à inertie associée au HUD. Le pilote dispose depuis, dans son champ de vision, d'un vecteur inertiel, qu'il lui « suffit ! » de placer à la base de la mire peinte sur le pont, à l'avant de la piste oblique pour que la crosse tape juste avant le brin 2. La photo ci-dessus a été prise avant 1980, la mire n'existait pas.

Les OA disposent maintenant de moyens laser et infra rouge pour contrôler la trajectoire en finale, surtout de nuit où, « de mon temps ! » ils n'avaient que les feux des avions !

Quand il fait vraiment mauvais temps, surtout en Atlantique par forte houle, la poupe peut monter et descendre d'une dizaine de mètres en quelques secondes. Dans ces conditions, l'optique stabilisée automatiquement par des gyroscopes ne peut pas donner d'indications fiables au pilote. Les OA passent alors sur l'optique de secours ou : « manuel » . Ils commandent le mouvement de la petite boule jaune avec un levier actionné à la main et là, c'est du grand art. L'OA qui est situé à l'arrière bâbord voit l'avion et anticipe sa trajectoire. En même temps il subit les mouvements du bateau, ce qui lui permet de visualiser le point d'impact et de donner les indications au pilote afin que la crosse touche dans la zone des brins.

Un exemple : supposons que l'avion arrive à 100 m du toucher. Si le cul du bateau monte de 5 m, le pilote qui était bien sur le plan de descente va se retrouver nettement en dessous du plan. Comme la garde à l'arrondi (distance entre la crosse et le tableau arrière du PA) est de 3.50 m, on peut deviner le résultat des courses : l'avion va rentrer directement dans la plage arrière, sous le pont ! Pour éviter ça, l'OA, au moyen d'un levier, fait descendre la petite boule jaune. le pilote se voit bas, rajoute du moteur et revient sur le plan. Inversement si le pont descend il fera monter le signal, le pilote se verra haut, enlèvera un peu de moteur et reviendra sur le plan.

Il est arrivé, malgré toutes ces techniques, que des avions s'écrasent sur l'arrondi. J'ai été le témoin du crash d'un Crusader en appontage de nuit : 5 secondes avant le touché, tout était normal puis rapidement l'avion s'est enfoncé et malgré les appels MOTEUR et PLEIN GAZ désespérés de l'OA il s'est écrasé et cassé en deux sur l'arrondi. Le pilote s'est éjecté par le travers de la passerelle au milieu d'une gerbe de flammes et de débris. Il a été repêché par Pedro (hélicoptère de sauvetage) dix minutes plus tard, indemne !

3 - L'incidence

La bonne incidence est obtenue avec le BIP dans le vert et quelques éclats ambre. Avec le HUD, il faut garder le petit rond au milieu de la parenthèse. Comme on est près du décrochage tout se fait à la manette des gaz et la finale se fait « en marches d'escalier » en utilisant le manche pour « arrondir les angles » . L'OA voit les tendances de l'avion avant le pilote et intervient à la radio dès que nécessaire. Si l'avion commence à décélérer, donc passer sous le plan, il dira : « UN PEU DE MOTEUR » ... Si le pilote ne réagit pas immédiatement, il dira d'une voix un peu plus forte « MOTEUR » et s'il n'y a toujours pas de réaction, il hurlera « PLEIN GAZ » , avant de se jeter dans le filet qui entoure sa plate-forme, juste avant que l'avion ne lui passe au ras des sourcils ou ne percute l'arrondi.

Les finales peuvent se faire également avec l'automanette. Quand elle est enclenchée le pilote ne touche plus à la manette des gaz. S'il faut mettre du moteur, il tire un peu sur le manche et la manette part en avant afin de garder l'incidence demandée. On n'arrête pas le progrès !!

Toutes ces innovations sont aussi utilisées sur les avions de ligne, notamment pour les atterrissages automatiques sans visibilité.


Appontage

OK ! Brin 2

4 - L'accrochage

Toucher, ou plutôt : « impacter » dans la zone des brins, ne veut pas dire que le rodéo est terminé ! Encore faut-il que la crosse accroche un brin d'arrêt ! Sur le CDG, c'est le brin 2.

Sur les ex Clem et Foch, avec 4 brins, devinette : lequel fallait-il accrocher ?

Pour le Crusader, c'était le brin 3 et pour les SUE, c'était le brin 2.

Il arrivait, surtout pour le Crusader, que la crosse tape au bon endroit, mais rebondisse suite à un accu de crosse défaillant et passe également au-dessus du brin 4. Alors là, il valait mieux être plein gaz.

Il y eut des miracles, l'avion disparaissant sous le pont de quelques mètres, les OA hurlants à la radio « EJECTION ! » et l'avion réapparaissant au ras des vagues, le souffle du réacteur laissant un sillage dans la mer.

Donc, quel que soit le résultat de la présentation, c'est « PLEIN GAZ » à l'impact. On réduit quand l'avion est arrêté !

Brin d'arrêt

Clemenceau 1964 - Un brin d'arrêt sur un des supports, derrière le train avant d'un Étendard. Environ 10 cm du pont

Dans cette phase on reconnaît les « moustachus » des « jeunots » : les premiers réduisent les gaz quand l'avion arrive en bout de course, ce qui permet, en remontant la crosse rapidement de libérer le brin, alors que les autres restent plein gaz avec l'avion arrêté, ce qui fout le bordel dans la pontée car le brin reste coincé dans la crosse et il faut qu'un PONEV (matelot du pont d'envol) aille décrocher le brin avec un crochet. Il faut même parfois repousser l'avion vers l'arrière avec une dizaine de PONEV. Alors là, c'est la remise de gaz (WAVE OFF) assurée pour les avions qui suivent.


Au retour d'une pontée, TOUS les pilotes sont débriefés par l'OA, qui arrive en salle d'alerte, tel le commandeur du DON GIOVANNI, son carnet noir à la main, pour distribuer les bonnes ou les mauvaises notes relatives à l'appontage : ça va du :

« t'es arrivé haut en finale, rapide, overshoot, puis t'as dérivé à gauche, tu n'as pas tenu ton signal en finale, t'as tiré sur le manche, t'as fait 20 m court, et t'es resté plein gaz dans les brins. Tu nous refais la moitié de ça, et on t'envoie deux ans comme moniteur en école ».

Et puis pour d'autres : « OK brin 2 ! » le suprême délice, la passe parfaite, le carré bleu affiché en salle d'alerte.

Mais alors me direz-vous, pourquoi ne pas arriver un peu court, et si la crosse n'attrape pas le brin 1, ce sera le 2, etc.

Non, car accrocher le brin 1 c'est déjà une mauvaise note. Mais pourquoi ?

- Parce qu'on doit accrocher le brin 2 (ou 3 !) mais pourquoi ?

- Parce que, si on touche 20 m court, on va faire peur à tout le monde et surtout, comme l'avion est plein gaz, il va accélérer sur cette distance et prendre une vitesse qui sera excessive pour les presses, ce qui risque de les mettre hors service.

- Parce que, si on touche 30m court on s'écrase sur l'arrondi.

CQFD

Les qualifications

Lorsque les conditions météo prévues sont mauvaises, il n'y a que les pilotes « confirmés » qui volent. La « confirmation » est délivrée par le chef des OA, dès lors que le pilote simplement « qualifié » a prouvé, au cours de ses cinquante premiers appontages (en moyenne) qu'il n'était pas dangereux et surtout qu'il obéissait strictement aux ordres des OA, notamment en cas de ramassage en manuel. Un pilote de porte-avions sera donc, s'il arrive à la fin de son cursus, successivement :

QJ = qualifié de jour.
CJ = confirmé de jour.
QN = qualifié de nuit.
CN = confirmé de nuit.

La confirmation de jour permet à un pilote de voler sans terrain de dégagement. C'est donc le retour à bord, quoi qu'il arrive, ou la patouille après éjection...

La confirmation de nuit, c'est le bâton de maréchal, celui qui vous offre le privilège d'être catapulté le dernier de la pontée de nuit, en tant que « nounou » , le super joker équipé d'une nacelle de ravitaillement, qui va refiler son pétrole aux jeunes en apprentissage, et qui va apponter en dernier, sans autre nounou en l'air pour lui refiler 500 kg de pétrole si jamais... la crosse ne tapait pas au bon endroit... ou tapait sur la partie supérieure du dernier brin, ne riez pas, ça s'est vu !

D'ailleurs, un autre terme utilisé par les OA lorsque l'avion a touché le pont et que la crosse n'a pas accroché, c'est le « BOLTER ! » . On s'y attend lorsque on voit le signal disparaître par le haut en très courte finale, on va donc louper le dernier brin et refaire un tour. Mais quand on a la certitude de voir le signal juste avant l'impact, on s'attend à accrocher et l'on est vraiment surpris si la crosse rebondit, ou n'était pas sortie malgré les multiples vérifications. Mais, comme on est plein gaz, no problem, ça vole en sortie de pont.

Il est arrivé, hélas ! que le brin casse... Dans ce cas très rare l'avion part en dérapage complet et termine en général dans la mer, ou va jouer aux quilles dans les avions parqués à l'avant du pont.

Enfin, the last but not the least ! que faire si les brins ou les presses sont hors service ou si le pilote ne peut sortir la crosse et qu'il n'y a pas de terrain de dégagement ?

Le personnel du PEH (Pont d'Envol Hangar) installe, en général dans l'urgence, la BARRIÈRE : sorte de râteau vertical composé de bandes semi élastiques et tenu par deux pylônes rétractables, juste derrière le brin 4.

Dans le meilleur des cas, l'avion n'en ressort pas indemne.

Conclusions :

L'appontage, ce n'est que la partie visible de l'iceberg, le retour au bercail, mais ce n'est pas une fin en soi !

Après le débriefing des OA il y a celui du chef de patrouille, reprenant toutes les phases de la mission. C'est beaucoup plus long, parfois plus douloureux., mais toujours instructif. C'est en forgeant qu'on devient forgeron...

Jean-Pierre RAGEAU
Ancien pilote de l'Aviation Embarquée
MN et USN