Le 28 novembre 1882, les aéronautes fêtaient dans des banquets le centenaire de l'invention des aérostats. Ainsi, depuis plus de cent ans, les airs sont sillonnés par ces globes magiques qui emportent l'homme au-dessus des nuages ; mais depuis cent ans, les aérostats n'ont pas cessé d'être le jouet des vents. C'est à peine si l'on a pu, à grands frais, diriger pendant deux heures (v. plus loin, Direction des aérostats), quand le vent fait trêve, un petit bâtiment aérien portant deux ou trois personnes. On assure que la solution du grand problème de la direction des ballons est trouvé ; mais il faut avouer que la solution est, en à l'état d'embryon et que l'art de la navigation aérienne n'est pas sorti des langes de l'enfance.
Pourtant des phalanges d'hommes habiles et zélés se vouent ardemment à cet art passionnant. En France seulement, quatre sociétés se sont constituées en vue de poursuivre « la conquête de l'air », et la foi nouvelle compte chaque année de nouveaux martyrs.
Nous ne parlons pas ici des adeptes de l'aérostation foraine, qui trop souvent périssent victimes de leur amour du gain, en se servant d'un matériel fatigué, ou en offrant au public le spectacle d'exercices follement audacieux. Depuis la catastrophe épouvantable du « Zénith », en 1875, la plus intéressante victime de l'aérostation scientifique est M. Walter Powel, membre du Parlement anglais. Il montait le « Saladin » en compagnie du capitaine Templer et de M. Gardner. Les aéronautes, se voyant entraînés vers la mer, essayèrent d'atterrir ; ils ouvrirent démesurément la soupape et descendirent si rapidement que le choc contre le sol en jeta deux en dehors de la nacelle ; bien que blessés, ceux-ci essayèrent de retenir les cordages ; mais l'aérostat délesté s'enleva subitement, leur ensanglantant les mains et emportant vers la haute mer M. Powel resté seul. Qu'est-il arrivé au malheureux aéronaute? On ne l'a plus revu, malgré les plus actives recherches ; mais des épaves du « Saladin » aperçues par des marins ne laissent guère de doute sur sa fin tragique.
Avant d'aborder la direction des ballons, nous devons parler d'une curiosité aérostatique sans précédent : le grand ballon captif des Tuileries construit par M. Giffard pour l'Exposition universelle de 1878. Le monstre avait 35 mètres de diamètre et 50 mètres de haut, du plancher de la nacelle au sommet de la sphère ; le ballon tout nu ne pesait pas moins de 4000 kilogr. et il avait fallu exécuter plus de 6 kilom. de couture pour en joindre les fuseaux. La nacelle, en forme de galerie circulaire, pouvait recevoir cinquante personnes, et l'aérostat ainsi chargé avait encore une force ascensionnelle de 5600 kilogr. ; il était retenu par un câble de 550 mètres de longueur et pesant 2500 kilogr., enroulé sur un treuil. Jusqu'au 10 décembre 1878 bien des amateurs purent s'offrir le spectacle du panorama de Paris. L'une des ascensionnistes, Mme Sarah Bernhardt, a rapporté de son voyage la matière du volume intitulé : Dans les nuages, impressions d'une chaise. L'aérostat resta, quelque temps encore, exposé, tout gonflé, à la curiosité des visiteurs ; mais pendant une tempête, il se déchira, par suite des tractions exercées par le filet sur l'enveloppe, et s'affaissa dans la cour du Carrousel. Un riche amateur anglais l'acheta, le fit restaurer et l'installa dans une de ses propriétés. Le grand ballon captif avait été construit par M. Giffard, en vue de réunir les fonds nécessaires pour renouveler ses tentatives de direction et pour présenter au public une idée des aérostats dirigeables qu il se proposait de construire. Il est mort sans avoir pu donner suite à ses projets.
Les expériences de Giffard en 1852, celles de Dupuy de Lôme en 1872 ont nettement démontré qu'un aérostat allongé peut acquérir, sous impulsion d'une hélice, une vitesse propre au milieu de l'air qui l'environne ; que, si cette vitesse propre est supérieure à celle du vent, e'est-à-dire à celle de la masse d'air ou l'aérostat est plongé, celui-ci peut s'avancer contre le vent avec une vitesse égale à la différence entre sa vitesse propre et la vitesse du vent, exactement comme un bateau peut remonter un cours d'eau. Dans tous les cas, cette vitesse propre permet à l'aéronaute de ralentir son mouvement d'entraînement, d'accélérer sa marche dans la direction du vent et de l'écarter plus ou moins de cette direction ; mais la direction n'appartient réellement à l'aéronaute que si l'aérostat possède une vitesse propre, supérieure à celle du vent. Ce qui importe, c'est donc d'obtenir cette vitesse propre et la difficulté, c'est de trouver un moteur à la fois assez léger, assez puissant et assez exempt ds dangers pour les aéronautes. La machine à vapeur adoptée par Giffard ne conciliait qu'imparfaitement les deux premières conditions qui sont en quelque sorte contradictoires ; de plus, la variabilité du poids, par suite de l'usure du combustible, constituait un assez grave inconvénient ; enfin le foyer, placé au-dessous de l'énorme masse de gaz inflammable, est une menace continuelle d'incendie et d'explosion. La force musculaire substituée par Dupuy de Lôme à la force de la vapeur ne présente pas, il est vrai, un semblable danger, mais elle n'est suffisante qu'à la condition de charger la nacelle d'un grand nombre d'hommes et, par conséquent, d'un poids excessif par rapport à la puissance développée.
Il était naturel de demander à l'électricité la solution du problème. C'est ce qu'ont fait les aéronautes. Disons tout de suite que les résultats obtenus sont assez encourageants, mais ne sauraient être considérés comme suffisants et définitifs. Nous relaterons ici les seules tentatives fructueuses qui aient été faites : celles de MM. Tissandier, qui ont la priorité de date, et celles des capitaines Renard et Krebs, à qui appartient le dernier mot sur cette intéressante question. Nous signalerons cependant, malgré leur peu de succès, les expériences faites en Allemagne, à Charlottenbourg, le 11 février et le 2 mars 1882 par MM. Baumgarten et Wolfert. Leur aérostat était de forme allongée, relié à la nacelle par des tiges rigides et pourvu d'un moteur électrique, sans force ascensionnelle au départ, il montait et descendait sous l'impulsion d'une hélice à axe vertical et se dirigeait à l'aide d'une autre hélice à axe horizontal.
M. G. Tissandier présentait à l'Académie des sciences une note sur l'application des moteurs dynamo-électriques à la navigation aérienne ; le 22 janvier 1883, il en transmettait une seconde sur la construction d'un propulseur destiné à un aérostat allongé, dont le modèle en petit avait figuré, dès le mois précédent, à l'Exposition d'électricité. Le 8 octobre de la même année, il exécuta l'ascension qu'il préparait depuis deux ans.
L'aérostat (fig. 1), en forme d'ellipsoïde allongé, comme ceux de Giffard et de Dupuy de Lôme, avait 28 mètres de long sur 9,20 m de diamètre équatorial et cubait 1060 mètres cubes. L'enveloppe, très imperméable, était gonflée d'hydrogène presque pur. Un ballonnet intérieur permettait, comme dans l'aérostat de Dupuy de Lôme, de maintenir le gonflement constant sans perdre de gaz. La nacelle, en forme de cage carrée, extrêmement légère, portait à l'arrière le propulseur ; celui-ci consistait en une hélice à deux palettes recouvertes de soie vernie à la gomme laque et était soutenu par des tendeurs en fil d'acier ; le poids de cette hélice n'était que de 7 kilogr. Le moteur était une machine dynamo-électrique du système Siemens, à bobine longue, portant 36 faisceaux avec 4 électro-aimants et réduite au poids très faible de 55 kilogr. A 180 tours par minute, il développait un travail de kilogrammètres par seconde, ou en chevaux-vapeur, 1 chev. 1/3. Ce moteur était actionné par une batterie de 24 éléments de pile au bichromate de potasse chaud, divisé en quatre compartiments, qu'on pouvait atteler séparément, et fonctionnait pendant trois heures sans affaiblissement sensible. L'aérostat pesait au total 704 kilogrammes. Il s'éleva de l'atelier d'Auteuil à 500 mètres de hauteur, et put se maintenir quelque temps contre un vent de 3 mètres par seconde ; mais les manœuvres étaient contrariées, quand on voulait prendre le vent en écharpe, par des mouvements de gyration que le gouvernail était impuissant à empêcher.Il atterrit sans accident à Croissy-sur-Seine, après avoir, pour ainsi dire, plané pendant une heure un quart. Bien que, dans cette première tentative, la vitesse propre et la stabilité du système fussent inférieures à celles qu'avait obtenues Dupuy de Lôme, l'expérience suffisait pour démontrer la possibilité d'appliquer les moteurs électriques à la navigation aérienne.
Les frères Tissandier mirent à profit les leçons de cette expédition dans la préparation d'une seconde ascension, dont nous parlerons immédiatement, bien qu'elle ait été postérieure à la première ascension des capitaines Ch. Renard et Krebs. Dans cette seconde expédition, qui eut lieu le 26 septembre 1884, l'aérostat obéit parfaitement au gouvernail complètement reconstruit ; la machine dynamo-électrique fournissait un travail de 1 cheval 1/2 par seconde, avec une vitesse rotative de 190 tours à la minute, et imprimait au système une vitesse propre de 4 mètres par seconde, en sorte que les aéronautes purent quelque temps s'avancer lentement contre un vent de 3 mètres par seconde à la hauteur de 400 mètres; mais la vitesse du vent, très variable, atteignant à certains moments 5 mètres, il eût été impossible de revenir au point de départ.
Pendant que MM. Tissandier se livraient à ces travaux, avec leurs ressources personnelles, les capitaines Renard et Krebs préparaient, au compte de l'État, dans les ateliers de construction de l'École d'aérostation militaire, établie à Chalais-Meudon, des expériences du même genre mais avec des ressources bien plus considérables. « MM. Renard et Krebs, dit M. de Parville, ont été guidés dans leurs études par les travaux antérieurs de M. Dupuy de Lôme relatifs à la construction de son aérostat de 1870-1872 ; ils se sont de plus attachés à remplir les conditions suivantes : 1° stabilité de route obtenue par la forme du ballon et la direction du gouvernail ; 2° diminution des résistances à la marche par le choix des dimensions ; 3° rapprochement des centres de traction et de résistance pour diminuer le moment perturbateur de stabilité verticale ; 4° obtention d'une vitesse capable de résister aux vents régnant les trois quarts du temps dans notre pays.
M. le capitaine Renard a principalement étudié la chemise de suspension (qui remplace le filet), Ia détermination du volume du ballonnet, les dispositions qui assurent le stabilité longitudinale du ballon, les dimensions des pièces de la nacelle ; il a enfin inventé et construit une pile nouvelle, d'une puissance et d'une légèreté exceptionnelles et qui constitue une des parties essentielles du système (Le secret a été gardé sur cette pile.)
M. le capitaine d'infanterie Krebs, le collaborateur de M. Renard depuis six ans, a de son côté étudié les détails de construction du ballon, son mode de réunion à la chemise, la construction de l'hélice et du gouvernail, le moteur électrique, calculé d'après une méthode nouvelle qui a permis d'établir cet appareil dans des conditions de légèreté inusitées.
Le ballon « la France » (fig. 2), construit d'après les résultats de ces savantes et patientes recherches, a une forme ovoïde très allongée, dont le gros bout est à l'avant et dont les deux extrémités sont effilées en pointe ; en voici les principales dimensions : longueur 50 mètres, diamètre de la plus grande section 8,40 m, capacité 1864 métres cubes ; la nacelle, allongée et d'une extrême légèreté, est construite en perches de bambou. L'hélice est installée à l'avant; le moteur peut développer une puissance de 8 chevaux 1/2. Il devait, selon les prévisions des auteurs, donner à l'aérostat une vitesse propre de 7 à 8 mètres. Nous verrons que cette évaluation était exagérée. La pile pouvait être considérée comme constante pendant trois ou quatre heures. Le poids total de l'aérostat, muni de tous ses agrès, était de 1050 kilogr. environ, dont 435 pour la pile. Il pouvait enlever deux aéronautes pesant ensemble 150 kilogr. avec plus de 200 kilogr. de lest.
On attendit un temps de calme à peu près complet pour faire la première ascension, qui eut lieu le 9 août 1884. Sans mettre en jeu toute la puissance motrice dont ils disposaient, les aéronautes purent virer de bord, avec une inclinaison de 11° donnée au gouvernail, en décrivant un demi-cercle de 300 mètres de rayon et revenir au point de départ. MM. Renard et Krebs remarquèrent, à plusieurs reprises pendant le voyage, des oscillations de 2° à 3° d'amplitude analogues au tangage et qu'ils attribuaient à des courants d'air verticaux ou à des irrégularités de forme.
Le 12 septembre eut lieu une seconde expérience. « La France » put lutter pendant quelque temps contre un vent de 5,50 m par seconde, mais une avarie survenue à la machine l'obligea à s'abandonner au courant, et elle alla atterrir heureusement à Velizy.
Le 8 novembre suivant, deux nouvelles ascensions furent tentées avec plein succès. Dans la première, l'aérostat put s'avancer avec une vitesse évaluée à 15 kilom. à l'heure contre un vent d 8 kilom., ce qui représente une vitesse propre de 23 kilom. à l'heure ou 6,50 m par seconde (on s'aperçut dans les ascensions ultérieures que cette évaluation était un peu exagérée et devait être réduite à 6 mètres par seconde), et, décrivant un demi-cercle au-dessus de Billancourt, revint au point de départ. Dans la seconde, les aéronautes se bornèrent à répéter les diverses manœuvres, sans s'écarter beaucoup de l'atelier, où ils rentrèrent aisément.
Arrivons aux expériences définitives, et laissons parler M. Charles Renard.
« Le même aérostat, dit-il dans son rapport à l'Académie des Sciences, a exécuté en 1885 trois ascensions nouvelles. Disons d'abord qu'avant de recommencer une nouvelle campagne, le ballon dut être modifié dans certaines parties. Il s'agissait en effet de combler les lacunes des essais de 1884 et d'exécuter surtout des mesures exactes de la vitesse du ballon par rapport à l'air ambiant. L'expérience nous ayant montré que pour exécuter convenablement des mesures un équipage de deux aéronautes était insuffisant, il fallut tout d'abord alléger l'appareil. J'y réussis facilement en modifiant le mode de construction de certaines parties (ventilateurs, piles, commutateurs, voile de queue, etc.). »
La machine à 4 balais fut remplacée par une autre, sortie des ateliers de M. Gramme, mieux construite, aussi légère et n'ayant que deux balais plus faciles à vérifier et à remplacer. De plus, pour éviter les variations dans la position relative des pièces du mécanisme, résultant des déformations inévitables de la nacelle et amenant des perturbations aux engrenages et des ruptures de dents, tout le train des engrenages fut suspendu à l'arbre même de l'hélice et un calage élastique lui permit de se déplacer notablement sans que la transmission fût interrompue. Le refroidissement des coussinets du pignon fut assuré, même pour une vitesse de 3500 tours, qui correspondait à une force de 9 chevaux. Enfin la pile fut encore allégée par un changement dans la composition du liquide.
« J'arrive, ajoute M. Renard, au procédé très simple, mais très exact, destiné à la mesure de la vitesse propre. Comme l'hélice est à l'avant du ballon, on ne peut songer à employer un anémomètre dont les indications seraient trop fortes ; en revanche, rien ne gêne pour l'emploi d'un loch aérien. Je l'organisai de la manière suivante :
« Un ballon en baudruche, de 120 litres de capacité, fut rempli en partie de gaz d'éclairage, de façon à rester exactement en équilibre dans l'air. Ce ballon fut attaché à l'extrémité centrale d'une bobine de fil de soie ayant exactement 100 mètres de longueur.
« Le plus léger effort suffit à dérouler cette bobine quand on tire le fil central. L'anure extrémité du fil est enroulée autour du doigt de l'opérateur. Pour faire une mesure, on lâche le ballon, qui s'éloigne rapidement vers l'arrière et qui, arrivé à l'extrémité, produit sur le doigt qui retient le fil un choc sensible. L'instant du départ et celui du choc final sont pointés sur un chronomètre indiquant les dixièmes de seconde.
« Bien que l'effort transmis au petit ballon pendant le déroulement du fil fût très faible, il fallait en tenir compte. Des essais répétés dans un local fermé montrèrent qu'il dérivait de 7 métres par minute ou de 0,117 m par seconde sous l'influence de ce léger effort. Si donc on appelle t la durée du déroulement en secondes, le chemin parcouru par l'aérostat dirigeable pendant l'opération du déroulement sera 100 + 0,117 t, et la vitesse sera donnée par la formule v = (100/t) + 0,117 ».
Ascension du 25 août 1885. Le ballon gonflé, on fut obligé d'attendre longtemps un beau ciel ; aussi, quand, le 25 août, le temps parut favorable, le ballon notablement désenflé ne put emporter que deux aéronautes, les frères Ch. et P. Renard. L'hélice fut impuissante à mouvoir l'aérostat contre le vent dont la vitesse, évaluée à 5 mètres à une faible distance du sol, devait être de 7 mètres environ à 250 métres d'altitude. L'atterrissement eut lieu après un mouvement de recul très lent, mais continuel, à Villacoublay. Or attendit pour renouveler l'expérience un temps plus favorable.
Ascension du 22 septembre 1885. Dans cette ascension, trois aéronautes montaient « la France », Ch. Renard, qui se réservait la manœuvre de la machine et du gouvernail ; P. Renard et Duté-Poitevin, aéronaute civil attaché à l'établissement de Chalais. Empruntons à la note de M. Ch. Renard le récit de cette expédition et de la suivante, qui furent les dernières et firent connaître exactement l'état de la question.
« Le départ eut lieu à 4 heures 25 minutes, par un temps humide et brumeux. L'hélice fut mise en mouvement et le cap dirigé sur Paris ; nous eûmes d'abord quelques embardées, mais je réussis bientôt à les éviter, et dès lors, malgré le vent, le ballon, s'engageant au-dessus du village de Meudon, traversa le chemin de fer au-dessus de la gare à 4 heures 55 minutes, et atteignit la Seine à 5 heures vers l'extrémité 0uest de l'île de Billancourt. À ce moment, nous exécutâmes une mesure de vitesse. Elle fut trouvée exactement de 6 mètres par seconde. Cependant le ballon, continuant sa course contre le vent, se rapprochait des fortifications de Paris. A 5 heures 12 minutes, après 47 minutes de voyage, il entrait dans l'enceinte par le bastion 65. Le temps très brumeux se chargeait de plus en plus, le brouillard humide nous alourdissait et nous forçait à sacrifier de très grandes quantités de lest. Dans ces conditions, il était imprudent de nous éloigner davantage, et le retour fut décidé. Le virage s'effectua facilement, et favorisé cette fois par le courant aérien, l'aérostat se rapprocha de son point de départ avec une rapidité surprenante. Nous n'apercevions plus Chalais, complètement caché par le brouillard, et nous dûmes nous diriger en prenant successivement, comme points de direction, le pont de Billancourt et la gare de Meudon. Onze minutes suffirent pour nous ramener au-dessus de la plaine d'atterrissage et nous faire parcourir au retour un chemin qui nous avait coûté à l'aller 45 minutes d'efforts. L'aérostat vira de bord pour tenir tète au vent, et 10 minutes plus tard la nacelle touchait le sol de la pelouse des départs. Le ballon s'était élevé à 400 mètres d'altitude seulement pendant le voyage.
Ascension du 23 septembre 1885. « Le lendemain, devant M. le général Campenon, ministre de la Guerre et M. le général Bressonnet, président du comité des fortifications, le ballon « la France » exécuta une nouvelle ascension, qui réussit aussi bien que celle de la veille. On y renouvela les mesures de vitesse, et les résultats des deux journées furent concordants. L'itinéraire fut sensiblement le même que le 22 septembre. Le vent était plus faible et nous portait vers Paris, La durée du trajet fut de 17 minutes à l'aller et de 20 minutes au retour. L'atterrissage fut très facile, et le ballon revint exactement à son point de départ. Le voyage ne put pas être prolongé davantage faute de lest, l'ascension de la veille ayant fait perdre au ballon une partie de sa force ascensionnelle. »
L'aérostat est revenu 5 fois sur 7 à son point de départ. « Les résistances mesurées ajoute le capitaine Renard, sont beaucoup plus grandes que nous l'avions cru et que le monde le croyait avant nous. » En désignant par R la résistance en kilogrammes, e le travail de traction directe en kilogrammètres par seconde, par T le travail de l'arbre de l'hélice, par T' le travail aux bornes du moteur, par D le diamètre maximum en mètres, par V la vitesse en métres par seconde, M. Renard déduit de ses expériences :
R = 0,01685 D²V², e = 0,01685 D²V², T 0,0326 D²V², T' = 0,0397 D²V².
D'après cela, il faudrait, pour imprimer à l'aérostat la France la vitesse propre de 10 mètres, qui suffirait pour avoir la direction dans la plupart des cas, une puissance de 31 chevaux à l'arbre de l'hélice ; ce chiffre est bien supérieur à celui qu'on admettait auparavant.
Malgré cette conclusion un peu décevante, la possibilité de diriger les ballons à l'aide de moteurs électriques n'est pas moins démontrée. La résistance n'augmentant que proportionnellement au carré du diamètre, tandis que la force ascensionnelle est proportionnelle à peu près au cube du diamètre, il sera plus facile de donner la direction aux grands aérostats qu'aux petits, et la construction de ces grands ballons ne peut plus être considérée comme une difficulté depuis le « Géant » et le ballon captif de 1878. Quant au tangage signalé par M. Renard, bien qu'il ne soit pour l'aéronaute qu'une gêne médiocre, il faudra mettre le plus grand soin à l'éviter, car il influe d'une façon désastreuse sur la résistance, une inclinaison de 20° ou 30° suffisant pour la tripler ou la quadrupler. Comme ce tangage peut, en grande partie, être imputé au défaut de coïncidence du centre de traction et du centre de résistance que les aéronautes de Chalais ont déjà cherché à rapprocher le plus possible, il faudra peut-être tendre à les faire coïncider tout à fait. Il sera également nécessaire de créer des sources d'énergie électrique pouvant rester en action pendant un temps plus long, car deux ou trois heures ne suffisent pas pour que la direction d'un aérostat puisse rendre des services effectifs. Il n'est donc pas prouvé que l'électricité doive être forcément le moteur aérien de l'avenir.
Il faut signaler quelques tentatives intéressantes ayant eu pour objet le perfectionnement d'autres systèmes, sans toutefois réaliser des progrès décisifs. En Angleterre, on s'est appliqué à tirer partide la méthode préconisée autrefois par Meusnier, qui consiste à chercher, à différentes altitudes, des courants de directions différentes. Par exemple, si dans les régions inférieures le vent est dirigé vers le N.-O., et dans une région plus élevée vers le S.-O., en faisant pénétrer l'aérostat successivement dans ces deux courants d'air on pourra le conduire à un point quelconque, situé dans une direction intermédiaire plus ou moins voisiné de l'O. par rapport au point de départ. On explore les courants étagés dans l'atmosphère à l'aide de ballons pilotes qui sont maintenus captifs par les aéronautes. Il est clair que l'on ne peut s'avancer en dehors de l'angle des directions des deux courants atmosphériques. Malgré cela, le capitaine J. Temper a montré, dans divers voyages aéronautiques, que la méthode peut être avantageusement utilisée.
Les moteurs empruntant l'énergie à une source calorifique ont eu aussi leurs partisans. En Russie, on a construit le grand ballon à hélice « la Rossiia », mû par une machine à vapeur de 50 chevaux. En Allemagne, M. Wolfert a essayé d'entretenir le mouvement de l'hélice par la combustion de gaz emprunté à l'aérostat ; M. Quirinus substitue au gouvernail deux roues à aubes qui se meuvent en sens inverse, Enfin on n'a pas complètement abandonné le système du «plus lourd que l'air». En Russie, M. BaranoTyski construit une machine ailée, munie en outre d'une hélice et de roues, et mue par la vapeur. Cette machine doit enlever deux personnes. Il convient d'attendre le résultat pour juger.
Signalons encore une expérience curieuse sur les parachutes dirigeables, exécutée par le comité des ballons de l'armée anglaise d'après les calculs du savant mathématicien Georges Calley. Le parachute lâché par Templer à une hauteur de 250 mètres, a été dirigé contre le vent vers le point de départ situé à 3 kilom. et il est revenu dans le voisinage de ce point.
Les aérostats sont appelés à rendre en temps de guerre des services de différente nature : reconnaissances, levés photographiques, transport de dépêches et de personnes, lancement de projectiles, tels sont les principaux usages auxquels on a jusqu'à présent tenté de les appliquer. Dans plusieurs États militaires, on poursuit des études en vue du perfectionnement de l'outillage aéronautique destiné à ces divers usages : aérostats captifs, libres et dirigeables avec tous les accessoires; on a aussi fondé des écoles d'aérostation militaire, installé des ateliers nationaux de construction, institué des commissions. Bornons-nous à indiquer par pays les créations les plus importantes.
France. L'École aérostatique de Meudon, fermée par Bonaparte en 1799, a été réorganisée en 1871, dans le domaine de Chalais (à Meudon), sous la direction du colonel Laussedat. D'importants ateliers de construction sont aménagés dans l'École. C'est à l'établissement de Chalais que le capitaine du génie Charles Renard, collaborateur choisi par le colonel Laussedat dès l'origine et son successeur à la direction, a réalisé, avec le concours de son frère, le capitaine du génie Paul Renard, et les capitaines d'infanterie Krebs et de La Haye, les belles expériences sur les aérostats dirigeables rapportées plus haut. On y a aussi étudié les ballons captifs et les ballons libres, et l'on est parvenu à préparer rapidement l'hydrogène), à construire des enveloppes de soie vernie assez imperméables pour conserver le gaz pendant plusieurs mois, et à suspendre la nacelle de telle sorte qu'elle reste horizontale par les plus grands vents. Le modèle de ballon captif que l'on a choisi définitivement et qui a été expérimenté avec succès aux manœuvres du 4e corps en 1880, et de nouveau en 1881 et en 1882, contient de 500 à 600 mètres cubes de gaz et peut enlever deux personnes à la hauteur de 500 mètres. Le câble est enroulé sur un treuil porté par un chariot à l'aide duquel l'aérostat peut être transporté tout gonflé aussi rapidement que l'artillerie. Un téléphone, dont le fil conducteur est enroulé sur le câble, relie les aéronautes au sol. Un équipage de ces ballons captifs a été mis à la disposition du corps expéditionnaire du Tonkin.
En ce qui concerne les ballons libres, on a perfectionné la soupape et amélioré les manœuvres d'atterrissage ; la principale modification consiste dans la substitution à l'ancre d'une herse articulée en acier, qui se déploie progressivement sous la traction de la corde ; elle prend très facilement, et quand elle est déployée dans toute sa longueur, qui est de 5 mètres, elle offre une résistance énorme.
Un décret du 19 mai 1886 a organisé définitivement les services de l'aérostation militaire et les a placés sous la direction de l'état-major général ; voici les articles principaux du décret.
« Art. 2. L'établissement actuel de Chalais prend le titre d' « Etablissement central d'aéro-station militaire » ; il comprend un atelier d'études et d'expériences, un arsenal spécial de construction et une école d'instruction. Un personnel spécial lui est attaché. »
« Art. 3. Des parcs aérostatiques sont installés dans chacune des écoles régimentaires du génie et dans certaines places déterminées par le ministre de la Guerre ; une compagnie de chacun des 4 régiments du génie est affectée au service de l'aérostation militaire. »
Chaque parc compte dix ou douze voitures, les unes portant les agrès, les autres servant au transport du ballon, du combustible, des câbles, etc.
Les parcs de places fortes sont au nombre de quatre, affectés aux places suivantes : Verdun, Epinal, Toul, Belfort. Les quatre parcs, rattachés aux écoles régimentaires du génie de Versailles, Montpellier, Arras et Grenoble, sont mobilisables, et, en cas de guerre, peuvent être affectés à quatre corps d'armée de première ligne.
Bien qu'elle soit encore incomplète, l'organisation de l'aérostation militaire, telle qu'elle résulte du décret du 19 mai 1886, est un progrès incontestable. À l'heure où, soit par ignorance, soit par méfiance, aucune nation n'a jusqu'ici songé à constituer cette force nouvelle, il appartenait à la France de continuer les glorieuses traditions des aérostiers de Sambre-et-Meuse et de faire concourir au développement de sa puissance militaire les progrès de la science moderne.
Angleterre. En 1878,le gouvernement de la Grande-Bretagne a annexé à l'arsenal de Woohwich un établissement d'aérostation militaire analogue à notre établissement de Meudon et organisé un comité des ballons de l'armée, composé des capitaines Templer, Elsdale et Lee.
Les ballons captifs construits pour les opérations militaires sont assez semblables à ceux de l'armée française, mais leur volume varie de 400 à 1100 mètres cubes. L'hydrogène est préparé par l'action du fer au rouge sur la vapeur d'eau. Chaque fourneau, pouvant gonfler un aérostat en douze heures, est démontable et peut être transporté sur des chariots, ainsi que les cylindres d'acier où l'on met de l'hydrogène en réserve sous la pression de 20 atmosphères pour réparer les pertes de gaz de l'aérostat. Tout l'équipage de deux ballons, du câble, de l'appareil à hydrogène, tient dans trois prolonges du train. Ces ballons ont rendu des services à l'armée anglaise au Soudan. Rappelons aussi le parachute dirigeable dont il a été parlé (Direction des aérostats) ; il serait utile pour mettre une ville assiégée en communication avec un aérostat passant à proximité.
Les efforts des aéronautes de Woolwich relativement à la direction ont eu surtout pour objectif l'utilisation des courants divers qui régnent aux différentes hauteurs. Une étude suivie des courants de l'atmosphère à diverses altitudes a permis au capitaine J. Templer de tirer un parti assez satisfaisant de cette méthode, malgré les imperfections signalées plus haut (Direction des aérostats).
Le même capitaine Templer a aussi imaginé, pour le service des avant-postes, d'employer des ballons captifs séparés par des intervalles de 2 à 3 milles. Dans les cas, peut-être assez rares d'ailleurs, où l'on pourrait les employer, ces ballons, mettant en communication continuelle entre elles et avec le gros de l'armée les différentes lignes avancées, seraient préférables aux patrouilles et aux sentinelles doubles.
L'école des signaux militaires d'Aldershot a fait, en 1886, des expériences avec un ballon captif lumineux du type imaginé par E. Bruce. Ces ballons, cubant de 110 à 150 mètres, portent six lampes à incandescence de quinze bougies chacune, alimentées par une batterie de 25 éléments. Une clef faisant fonction d'interrupteur permet de produire une série d'extinctions à intervalles longs ou courts et de former ainsi les signaux de l'alphabet Morse ou d'un autre alphabet analogue. Le ballon s'étant élevé à une hauteur de 300 mètres, on a pu transmettre des signaux à 10 kilomètres.
Allemagne. Le 9 mai 1884, un détachement d'aérostiers militaires fut constitué sur la proposition du ministre de la guerre Bron-sart von Schellendorf. Les ateliers sont installés dans la gare de l'Est, à Berlin. On y travaille spécialement à la confection des ballons captifs. Le type adopté en Allemagne diffère du nôtre surtout par la capacité du ballon, qui est de 1400 mètres cubes et permet d'enlever huit personnes ; en outre, le câble de retenue est attaché aux deux extrémités, d'une barre de fer fixée horizontalement à l'extrémité des cordages et à laquelle la nacelle est suspendue. Les expériences exécutées le janvier et le 14 avril 1885 ont donné des résultats satisfaisants ; dans la dernière, on put éclairer, à l'aide d'une lampe voltaïque à réflecteur, une étendue de terrain considérable, de manière à en reconnaître tous les détails. Les chantiers de l'Etat n'ont pas ei- core produit d'aérostats dirigeables ; les travaux relatifs à la direction des ballons que nous avons mentionnés plus haut ont été exécutés par des particuliers, auxquels les fonds étaient fournis par une société d'encouragement, fondée à Berlin le 1er septembre 1881.
Russie. Le ministère de la guerre a fait exécuter quelques expériences : le capitaine Kostnovic a construit un ballon à hélice, «la Rossija», portant seize personnes et mû par une machine de 50 chevaux ; mais les résultats n'ont pas complètement répondu aux prévisions de l'auteur ; le même aéronaute a réalisé un appareil capable de produire en huit minutes l'hydrogène nécessaire au gonflement d'un ballon captif de 28 mètres cubes et destiné a enlever un fanal électrique. Rappelons enfin la machine ailée du professeur Baranowski, construite aussi sous les auspices du ministère de la guerre, mais qui n'a pas encore été soumise à l'épreuve de l'expérience.
Bibliogr. L'Aéronaute, journal fondé en 1868 ; « la Nature » ; l'Aérostat à hélice, par Dupuy de Lôme (1872,1 vol. in-4°) ; « Comptes rendus de l'Académie des Sciences » (1870, 1872, 1883, 1884) ; les Aérostats dirigeables, leur passé, leur présent, leur avenir, par B. de Grilleau (1884, 1 vol. orné de 5 gravures et 3 planches); la Navigation aérienne, par A. H. et A. P. Hamon (1885, 1 vol.).