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1906... un coup de tonnerre éclate. Les frères Wright arrivent en France. Fait invraisemblable, l'Amérique n'a pas voulu de ces « inventeurs », elle ne les a pas pris au sérieux. Les États-Unis, pour une fois, avaient adopté une attitude française en méconnaissant un enfant du pays. La France, elle, adoptera une attitude américaine ; elle accueillera à bras ouverts les deux hommes volants de Dayton, elle « ira même un peu fort » comme on dit en argot de sport ; elle les reconnaît, les acclame presque comme les premiers humains qui aient volé, comme les inventeurs des procédés-clefs qui permettent désormais à l'homme de s'arracher du sol et de se maintenir dans les airs.
Les frères Wilbur et Orville Wright s'installent au camp d'Auvours, près du Mans, que l'État a mis à leur disposition beaucoup plus facilement qu'il n'avait accordé Satory à Ader.
Et les vols commencent autour de ce fameux pylône qui nous paraît si comique aujourd'hui ; vols timides d'abord, puis de plus en plus étendus.
Tout le monde s'enthousiasme, la presse et les écrivains entonnent des dithyrambes devant l'aigle de Dayton, taciturne parce qu'il ne parle pas le français, peut-être aussi parce qu'il n'a pas grand'chose à dire.
Ce solitaire du camp d'Auvours ne recevait la presse qu'au coucher du soleil, quand ses vols étaient terminés. J'ai sous les yeux un article de François Peyrey, dans l'Auto, titré « Like a bird ».
« Comme l'oiseau - Ah! çà, monsieur Wright, quelqu'un avant vous a pris cette devise, celui qui s'est bercé d'ornithologie au point de faire de lointains voyages au pays des grands voiliers avant d'entreprendre quoi que ce fût, celui qui avait prévu une volière à côté de ses ateliers, Clément Ader, qui, seize ans exactement avant vous, s'est arraché du sol avec un appareil volant, comme l'oiseau. »
Du fond de la région toulousaine, Clément Ader ronge son frein devant l'empressement des gobeurs. Le triomphe du Mans se poursuit à Pau sur la lande de Pont-Long. Le roi d'Espagne, Alphonse XIII, vient rendre visite à cet Icare moderne.
Or tout cela ne se résout pas en fumée de gloire ; les Wright ont été attirés en France par des hommes d'affaires. Il y a parmi eux un financier, Lazare Weiller, qui forme un groupe d'actionnaires et crée la Société Ariel, avenue des Champs Élysées, destinée à exploiter la construction des aéroplanes Wright.
Mais voici le comble de l'impudence. Tandis que les frères Wright s'exhibaient au Mans et à Pau, comme dans une attraction théâtralement montée, nos modestes pionniers de l'aviation poursuivaient leur tâche ingrate d'études et d'essais.
Ils auraient pu, d'ailleurs, soutenir la comparaison avec les favoris du jour. Voyez plutôt.
Le 8 août 1908, à l'hippodrome des Hunaudières, près du Mans, avant d'avoir obtenu le camp d'Auvours, Wilbur Wright a volé une centaine de mètres. Mais rafraîchissons-nous la mémoire.
Sans parler d'Ader, le précurseur qui les distance tous, Santos-Dumont a volé 50 mètres, il y a deux ans, le 13 septembre 1906. Charles Voisin, le 15 mars 1907, vole nettement 80 mètres. Le 13 janvier 1908, Henry Farman, sur l'appareil de Voisin, réussit un kilomètre en circuit fermé, trois kilomètres le 11 avril, 18 et 26 juillet.
Et de tous côtés, sur divers terrains, s'essayent Voisin, Delagrange, Farman, Latham ... pour ne parler que des plus célèbres. L'aviation française fait d'étonnants progrès ; d'un jour à l'autre elle peut entrer dans le domaine pratique de l'exploitation.
« Halte là », vont alors crier les hommes de la finance qui ont « managé » Wright. Les procédés de construction que vous employez, vous industriels français, les systèmes de mécanique aérienne qui vous permettent de tenir l'air, tout cela est à nous, vous vous livrez uniquement à la contre-façon . . . »
Et la Société Ariel, sans vergogne, intente un procès aux constructeurs d'appareils français. Elle inaugure sa procédure en pratiquant des saisies de tous les types d'appareils français qui auraient copié les brevets américains. Les poursuivants revendiquent, notamment, comme leur propriété l'action simultanée de la variation de l'angle d'incidence des ailes et celle du gouvernail mobile arrière, action combinée en vue du rétablissement d'équilibre.
Cette prétention provoqua un gros émoi dans tous les milieux qui s'occupaient d'aviation, surtout sur les terrains où s'exerçaient nos hardis pionniers.
Il ne s'agissait de rien moins que de leur enlever le droit d'user de ce que l'on pourrait appeler la clef du vol et de la manière de se soutenir dans les airs.
Cependant, il y avait dans le clan des hommes volants des esprits avisés, d'autres qui avaient bonne mémoire. Il semblait stupéfiant aux premiers que quelqu'un, venu de l'étranger, pût revendiquer la paternité d'une chose qu'ils considéraient comme essentiellement française ; mais ils se demandaient comment ils pourraient en administrer la preuve.
Les autres, plus rares, ceux qui se souvenaient, invoquaient le précurseur, l'homme du parc d'Armainvilliers et du camp de Satory. Ils allèrent aux archives consulter les plans de l'Avion 3, et, ainsi qu'ils s'y attendaient, ils constatèrent que son constructeur avait imaginé et réalisé avant tous l'innovation dont la Société Ariel et les Wright réclamaient la paternité et la propriété exclusive.
Le différend était de taille. Si, du point de vue juridique, les prétentions des Wright étaient reconnues légitimes, il en résultait pour notre industrie naissante l'interdiction de construire des avions.
Alors on se tourna vers le père de l'aviation; on alla chercher Ader dans les oubliettes de la vallée de la Lèze, au fond de son domaine de Ribonnet.
Lui, écouta favorablement les doléances qu'on lui apportait. Comment eût-il pu en être autrement ? Il décida aussitôt d'intervenir. C'est-à-dire de produire les documents que l'administration française avait enfouis dans ses cartons, les plans et les brevets qui allaient réduire à néant les prétentions des Wright.
Ainsi, celui qui n'avait pu se sauver lui-même du dédain et de l'oubli, allait sauver les autres et, du même coup, sauver l'aviation française.
Cet homme de génie était, de plus, servi par sa mémoire, par la méthode avec laquelle il procédait, par l'ordre qu'il mettait en toutes choses. Il savait que tel document de faible intérêt en apparence pourrait devenir un jour un élément capital.
Les Wright, lui annonça-t-on, réclamaient la paternité du gauchissement des ailes. Le solitaire de Ribonnet ne put réprimer un sourire, ce qui ne lui arrivait pas souvent ; les circonstances, les mésaventures de sa vie, l'incompréhension, l'ingratitude des hommes, même les plus haut placés, lui avaient ôté le sens de l'humour. Néanmoins, c'est de gaîté de cœur qu'il entreprit de mettre un terme ce qu'il appelait une mauvaise plaisanterie.
Il rappela d'abord, simplement mais énergiquement, que dans le brevet de l'Avion on trouve le mot « gauchir » dans le sens de modifier l'incidence des ailes selon le besoin.
Ensuite, il n'eut pas à se livrer à des investigations de détective pour rechercher comment les Wright détenaient le secret de ce procédé... Ils avaient eu pour professeur de mécanique à Washington, M. Langley, SP de Smithsonian Institution, lequel avait appris d'Ader les principes du gauchissement des ailes, au cours des visites répétées qu'il avait faites aux ateliers de la rue Jasmin. M. Langley avait été présenté au père de l'aviation par le professeur Marey, en juillet 1899.
Comme si ces visites ne l'avaient pas suffisamment éclairé, M. Langley demanda par lettre des explications à Clément Ader. Ces lettres qu'Ader avait conservées et la réponse qu'il avait faite furent versées au dossier. Elle constituèrent des témoignages du plus haut intérêt par les précisions qu'elles contenaient et le tribunal put apprécier le différend en toute connaissance de cause. Les juges dès lors prirent tellement à cœur cette cause qu'ils décidèrent un transport au Conservatoire des Arts et Métiers pour y examiner de près l'Avion d'Ader. Cette visite se fit le 22 février 1911. Ader avait entrepris le voyage de Paris.
Georges de Manthé, dans le livre émouvant de piété filiale qu'il a consacré à son beau-père, écrit à ce sujet :
« Ce ne fut pas un spectacle banal de voir sous les grandes ailes de chauve-souris de l'ancêtre des avions, ayant escaladé l'échafaudage sous lequel il repose, magistrats et membres du barreau, auxquels Ader expliquait lui-même le mécanisme de son appareil, leur montrait, notamment, comme le gauchissement et le gouvernail vertical, dont les frères américains revendiquent la propriété, y existent et y fonctionnent.
« À son tour, Blériot étant grimpé dans l'appareil désormais historique avec lequel il traversa la Manche d'un coup d'aile expliqua pareillement que le pilote peut, à son gré et d'une façon tout à fait indépendante, manœuvrer tour à tour le gouvernail et le gauchissement, sans qu'il y ait entre l'un et l'autre aucune liaison. »
Les magistrats, rentrés au Palais de Justice, rendirent un arrêt d'équité qui libérait l'aviation française en même temps qu'il rendait hommage au génie d'Ader. La Société « Ariel » était déboutée.
Quant aux Wright, qui avaient installé leur pylône dans les landes de Pont-Long, ils ne tardèrent pas à quitter le doux climat palois et, peu après, la France. Leur tentative, pour intéressante qu'elle fut, devait rester sans lendemain. Tandis que le transatlantique les ramenait vers New-York, le 25 juillet 1909, Louis Blériot traversait la Manche.
MÀJ : 2 décembre 2024
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