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Il a été tiré de cet ouvrage 10 exemplaires sur Hollande van Gelder numérotés de 1 à 10 et 35 exemplaires sur vélin bibliophile numérotés de 11 à 45
EXEMPLAIRE N° 36
Vers deux heures du matin, en avion, quand on remonte le courrier de Dakar sur Casablanca, on établit le capot sombre du moteur parmi des étoiles dont j'ignore le nom, un peu à droite de la Corne de la Grande Ourse. À mesure qu'elles montent, on change d'étoiles pour n'avoir pas trop à lever les yeux. On change de conseil. Et peu à peu, de même qu'elle fait une grande lessive du monde visible, et n'en laisse rien subsister que des étoiles dominant un sable noir, la nuit fait une grande lessive dans le cœur. Tous les soucis sans importance, et que l'on croyait capitaux, les colères, les désirs troubles, les jalousies sont effacés, et les soucis graves émergent seuls. Alors, descendant heure par heure cet escalier d'étoiles vers l'aube, on se sent pur.
Grandeur et servitude du métier de pilote, Maurice Bourdet s'emploie dans ce livre, avec tout son talent et tout son cœur, à les faire connaître. Je voudrais simplement ici dire un mot de ce qui me semble l'essentiel.
Oui, il y a les grandeurs du métier : les fortes joies de l'arrivée une fois la tempête franchie ; ce glissement vers Alicante ou Santiago ensoleillées, au sortir des ténèbres ou de l'orage, ce sentiment puissant de rentrer réoccuper sa place dans la vie, dans le jardin miraculeux où sont les arbres et les femmes et les petits cafés du port. Gaz réduits, penché vers l'escale, laissant derrière lui les massifs sombres dont il se délivre, quel pilote de ligne n'a pas chanté ?
Oui, il y a les misères du métier, et qui peut-être aussi le font aimer. Ces réveils imprévus, ces départs dans l'heure pour le Sénégal, ces renoncements... Et les pannes dans les marécages, et les marches forcées à travers le sable ou la neige ! Échoué par le sort dans une planète inconnue, il faut bien que l'homme s'en tire, qu'il s'évade vers le monde vivant, hors du cercle de ces montagnes, de ce sable, de ce silence. Oui, il y a le silence. Si un courrier n'a pas atterri à l'heure prévue, on l'attend une heure, un jour, deux jours, mais le silence qui sépare un homme de ceux qui espèrent a déjà pris trop d'épaisseur. Beaucoup de camarades, dont on n'a plus rien su, se sont enfoncés dans la mort comme dans les neiges.
Misère et grandeur, oui... mais il y a encore autre chose : ce pilote installé dans la nuit et qui remonte sur Casa, et dont le capot sombre balance doucement parmi les étoiles comme une rambarde de navire, est retrempé dans l'essentiel.
Cet événement capital, le passage de la nuit au jour, il le surprend dans son intimité, il surprend le jour dans son origine. Il savait bien qu'à l'Est le ciel blanchit longtemps déjà avant qu'émerge le soleil, mais il ne découvre qu'en vol cette fontaine de lumière. Eût-il mille fois assisté à l'aube, il savait que le ciel s'éclaire, mais non que la lumière sourd comme d'une source et se répand : il ne connaissait pas ce puits artésien du jour. Le jour, la nuit, la montagne, la mer, l'orage... Au milieu de divinités élémentaires, guidé par une morale simple, le pilote de ligne rejoint la sagesse paysanne.
Le vieux médecin de campagne qui va de ferme en ferme, le soir, ranimer dans les yeux la lumière, le jardinier dans son jardin qui sait favoriser la naissance des roses, tous ceux dont le métier approche la vie et la mort y gagnent la même sagesse. Voilà aussi la noblesse du danger. Que nous sommes loin du danger de parade, du goût littéraire du risque, de telle devise peinte autrefois sur un avion et dont le double sens célébrait la Courtisane et la Mort. Lequel d'entre nous, mes camarades, n'a pas senti dans ces attitudes faciles quelque chose d'injurieux à l'égard du courage véritable, à l'égard de ceux qui font du danger leur pain de chaque jour, et qui luttent durement pour revenir ?
L'essentiel ? Ce ne sont peut-être ni les fortes joies du métier, ni ses misères, ni ledanger, mais le point de vue auquel ils élèvent. Quand maintenant, gaz réduits, moteur assoupi, le pilote glisse vers l'escale, et qu'il considère la ville où sont les misères des hommes, leurs soucis d'argent, leurs bassesses, leurs envies, leurs rancoeurs, il se sent pur et hors d'atteinte. Il goûte simplement, si la nuit fut mauvaise, la joie de vivre. Il n'est pas le forçat qui, après le travail, va s'enfermer dans sa banlieue, mais le prince qui regagne à pas lents ses jardins. Forêts vertes, rivières bleues, toits roses, ce sont des trésors qui lui sont rendus. Et cette femme, encore noyée parmi ces pierres, qui va naître, qui va grandir à son échelle, qu'il va aimer...
Antoine de SAINT-EXUPÉRY.
MÀJ : 4 juillet 2024
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