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L'aviation a un siècle, et le moins qu'on puisse dire est que la commémoration de l'événement s'est accompagnée jusqu'ici d'une certaine discrétion.
Le philosophe, éternel « rampant », est notamment resté muet. Voler dans les airs, pourtant, n'est-ce pas l'une des victoires humaines les plus étonnantes ?
Or pas un mot, pas un, pour célébrer l'inventeur des gouvernes, celui des aérofreins, le concepteur des tuyères thermopropulsives ou l'homme qui, le premier, franchit Mach 1.
Silence, également, sur les mystères de la navigation, l'organisation du trafic aérien, l'espace électromagnétique qui, pour notre plus grande sécurité, s'est progressivement superposé à l'espace réel. De ces réseaux de balises, de radiophares, de satellites, dont nous dépendons maintenant plus que jamais et qui préfigurent - harmonie post-établie - l'espace informationnel que nous habiterons demain, ne fallait-il pas, au moins, dire quelques mots ?
C'est pour échapper au mutisme antitechnologique, autant qu'à l'aveuglement phobique qui l'accompagne, que nous avons écrit.
Délaissant le vol rêvé et les images de l'air, nous avons voulu entrer dans le monde réel de l'aéronautique, ses matières et ses moteurs, décrire la navigation, le pilotage, et jusqu'à la conception des avions modernes.
Nous prétendons tirer de là une philosophie de la technique. Et même, si possible, une philosophie tout court. Car la philosophie - la vraie - ne tombe pas du ciel. Elle ne résulte pas de l'inspiration shamanique de quelque supposé génie historicomondial. Elle ne se déclame pas au café du commerce ou sur les médias, à grands renforts d'effets de manche. Elle se construit patiemment, au contact des mathématiques, des sciences de la nature et des techniques de l'ingénieur.
D. P.
Daniel Parrochia est professeur de logique et de méthodologie des sciences à l'Université Paul-Valéry-Montpellier III.
Introduction
Première partie
NAISSANCE DE L'AVIATION
1
LES OBSTACLES AU VOL
2
VERS LE VOL RÉEL
3
L'INVENTION DE LA TERRE
Deuxième partie
LES PROGRÈS TECHNIQUES
4
MATIÈRES ET MOTEURS
5
DES LACS AUX GLACIERS ET DU VISIBLE À L'INVISIBLE
6
VERS MACH 1
Troisième partie
NAVIGATION ET CIRCULATION
(DE LA NAVIGATION ANIMALE À LA NAVIGATION HUMAINE)
7
LA NAVIGATION ANIMALE
8
LA NAVIGATION HUMAINE
9
DE L'EXPLORATION À LA SURVEILLANCE
(LIGNES, CIRCULATIONS, ESPACE)
Quatrième partie
L'AÉRONAUTIQUE ET SES ENSEIGNEMENTS PHILOSOPHIQUES
10
DE LA CONCEPTION TECHNOLOGIQUE EN GÉNÉRAL
11
LA PENSÉE AÉRONAUTIQUE, MÉTHODES ET OBJETS
12
VERS UN DESTIN COSMIQUE DE L'HUMANITÉ ?
Conclusion
AU-DELÀ DE SAINT-EXUPÉRY
Bibliographie
Page de garde
« L'homme, dans tous les domaines qu'il considère comme supérieurs, se comporte d'une manière bien plus démodée que ne le sont ses machines [...].
Considéré du point de vue technique, le monde devient franchement comique ; mal pratique en tout ce qui concerne les rapports des hommes entre eux, au plus haut point inexact et contraire à l'économie en ses méthodes. À celui qui a pris l'habitude d'expédier ses affaires avec la règle à calcul, il devient carrément impossible de prendre au sérieux la bonne moitié des affirmations humaines. [...]
Quand on possède une règle à calcul et que quelqu'un vient à vous avec de grands sentiments ou de grandes déclarations, on lui dit : Un instant, je vous prie, nous allons commencer par calculer les marges d'erreur et la valeur probable de tout cela ! »
Robert Musil. L'Homme sans qualités, tome I, § 10, te fr. Ph. Jaccottet, Livre de poche, p. 50.
Nous demandons au lecteur son indulgence car nous nous installons ici sur un domaine inhabituel à la philosophie (la technique aéronautique, voire aérospatiale) et pour y mener, qui plus est, un projet des plus contestables : non une savante étude d'histoire des techniques, à la rigueur admissible, mais une enquête épistémologique à prétention transdisciplinaire. Car nous espérons tirer de notre parcours rien moins que des leçons de philosophie - ce dont on nous contestera, évidemment, jusqu'au droit. Mais nous sommes décidé, depuis longtemps, à bousculer un peu les tracés reçus, les échiquiers, les cases, castes et classes, à faire valoir, en un mot, les vertus de « l'empiétement », concept auquel nous avons déjà eu l'occasion de nous intéresser (1).
Toutefois, nous aggravons notre cas en commettant, tout à fait intentionnellement du reste, un crime de lèse-majesté vis-à-vis de ce que le philosophe tient ordinairement pour de la « vraie culture ». Nous l'entraînons ici loin de ses « chers livres », vers une mécanique appliquée, jadis noirâtre et nauséabonde, une mécanique d'ailes et de moteurs, qui, c'est le cas de le dire, laisse des traces et rend au surplus notre discours des plus intempestifs. Comme le remarquait déjà Spengler, depuis Goethe, Humboldt et Burckhardt, nombre de lettrés et d'esthètes, parmi lesquels, d'ailleurs, une majorité de professeurs de philosophie, « considèrent la composition d'un roman comme plus importante que la conception d'un moteur d'avion » (2). Wittgenstein lui-même, naguère idole de la « tribu », abandonna son premier métier - ingénieur en aéronautique (que ne l'a-t-il poursuivi !) - pour une logique pure et sans tache. Nous allons assurément à contre-courant : complexe du saumon, jetteront les plus malicieux. Basse et inutile provocation, s'insurgeront les croisés de la PP (pensée pure). À défaut de convaincre, exposons cependant quelques-uns de nos arguments.
D'abord, ce n'est pas un mystère, au commencement était le vol : fabulation, certes, mais combien plus lumineuse que toutes les promesses ultérieures. L'histoire est si belle qu'elle vaut bien qu'on concède une place aux images. D'ailleurs est-ce une histoire ? Au tout début des temps, nous dit la Bible, la Terre était déserte et nue, et seul l'esprit « planait » sur l'eau. Puis il y eut les mouches, les moustiques - nuées vibratoires. Un jour des libellules. Quelques poissons volants, fugitivement, découvriront encore l'ivresse du saut, l'étrange fascination d'une nouvelle niche à conquérir. Rêves d'archéoptéryx, sans lendemain ou presque. Longtemps, des êtres informes, surgis du fond des mers, traîneront leurs lourdes masses exténuées à la surface de la planète. (Rétrospectivement, ils font peine à voir, ceux qui n'ont pas su se doter d'ailes efficaces : grands lézards du jurassique, mammifères paresseux, éternels rampants, pour qui abandonner le sol plus d'un instant est à jamais resté une gageure.)
Vint l'homme qui, artificiellement, s'essaya - longtemps en vain - à faire l'oiseau. Il ira jusqu'à s'emplumer, avec les résultats qu'on sait : d'Icare aux « fous volants » du XIXe siècle, c'est une longue litanie de « gueules cassées ».
Passé les solutions trop immédiates, il faudra donc avoir recours à des ruses. C'est qu'ici-bas, tout va vers le bas : c'est à peine une métaphore. Longtemps on croira que celui qui veut s'élever, c'est-à-dire vaincre la pesanteur, doit trouver (ou retrouver) une sorte de légèreté, de « grâce ». D'où la valeur si éminente du vol. D'où sa « mystique ascensionnelle » (Nietzsche, Weil), dont la longue, l'inlassable quête de verticalité n'aura été qu'une pâle préfiguration.
Tant qu'on n'a pas compris l'essence de la gravitation, tant qu'on ne sait pas que l'air pèse son poids, comment arriverait-on à vaincre les forces qui nous écrasent ? Comment pourrait-on, pour s'élever, avoir l'idée de s'appuyer sur cette matière lisse et glissante qu'est l'air ? Car, ne nous leurrons pas : voler, bien évidemment, ne sera jamais léviter dans quelque monde immatériel. C'est se déplacer au sein d'un gaz, au voisinage d'une immense masse solide et compacte, ce qui suppose, pour ce faire, qu'on ait acquis suffisamment de vitesse pour équilibrer les forces qui retiennent. Nous verrons que les vols n'ont jamais été, jusqu'à présent, que vibrés, ramés, planés ou inertiels. Bien entendu, la question de savoir s'il en existe d'autres formes est posée, car il n'est pas absolument impossible que nous nous débarrassions aussi un jour des masses elles-mêmes. Quel désencombrement ! Nous n'en sommes cependant pas là.
C'est pourquoi, après un court rappel du temps des mythes, c'est à cette idée magnifique d'une maîtrise progressive de la gravitation, puis de la navigation et de la circulation aérienne, que nous consacrerons l'essentiel de cet ouvrage. Mais nous aborderons aussi la question des vols lointains, et même celle des déplacements qu'une physique prochaine pourrait autoriser. Ici, la philosophie doit savoir rester prudente, et ne pas rejoindre la science-fiction et les nouveaux mythes.
Qu'espérons-nous de ce voyage loin de nos terres d'origine, aux frontières de la science, de l'épistémologie et de l'histoire des techniques ?
1° D'abord un dépaysement : il importe qu'un philosophe sache fausser compagnie à ses mondes conceptuels préférés. Nous l'avons déjà annoncé : nous n'hésiterons pas à l'entraîner ici dans l'univers des châssis, des voilures, des servocommandes hydrauliques et des compensateurs de gauchissement, des fuselages et des aérofreins, des gouvernes et des feux de navigation. Oui, nous l'avouons : nous osons mettre le philosophe dans le cambouis et les trains d'atterrissage. Quelle violence !
2° Pis : non content de l'immerger dans des plans, des moteurs, des problèmes d'ondes de chocs et de turbulences, nous entendons le faire entrer dans les ruses du pilotage, la technique du looping ou du vol piqué en formation. Un développement sera même consacré à cette question en apparente futile ou dérisoire : Mach 1 ou comment parvient-on à franchir le « mur du son » ? Nous n'oublierons naturellement ni le balisage au sol ni la navigation en vol. Ni les espaces militaires ni le contrôle aérien. La technique ici, nous le montrerons, ne fait d'ailleurs que sublimer la nature, qui connaît le gyroscope et les capteurs à accélération linéaire et angulaire.
3° À peine aurons-nous décrit les techniques aéronautiques et de navigation que nous entrerons dans un nouvel univers, celui de l'aérospatiale et de ses grands travaux. Là - simple prolongement d'un précédent ouvrage (3) - nous aimerions faire découvrir au philosophe, ordinairement si humilier du bazar, si gourmand d'atopie et de chaos, une immense démarche de contre-aléatoirité : des muti-chaînes du fiabiliste aux représentations d'opérations de la conception spatiale, nous entendons le faire pénétrer dans un territoire neuf, où les catégories traditionnelles éclatent. N'en déplaise aux idéologues, les complexités, ici, sont maîtrisées. Un monde d'une parfaite transparence nous est révélé, qui pourrait bien être une préfiguration du futur de notre technologie.
Bref, n'en doutons pas, nous allons une nouvelle fois dérouter. Est-ce encore de la philosophie, se demandera-t-on ? À quoi bon se perdre dans ces techniques avancées quand on peut raisonner sur des objets bien simples (morceau de craie, table, chaise, ou feuille de papier). Il faut pourtant que le philosophe se décide à sortir de sa salle de classe, si caricaturale, si pauvre, si desséchante. Nous nous proposons ici de le promener (4). Non seulement sur les pistes d'aérodromes et dans les hangars de l'histoire où dorment de vieux « coucous » (du Spirit of St Louis à la Croix du Sud, des Zéros aux Spitfires, des Jodel aux DC6), mais sur les pas de tir des fusées modernes, et dans les halls immenses où l'on assemble aujourd'hui les « jets », les satellites et leurs instruments. Nous entendons décrire ces travaux d'Hercule, nos temples, nos cathédrales, et la raison aux prises avec ces grands projets qui seront sans doute un jour notre honneur, peut-être le seul honneur de ce temps, l'un des rares souvenirs qu'il laissera, après tant de sottises, tant de bavardages, tant de fausses valeurs accumulées comme à plaisir dans les têtes.
Bien entendu, on connaît surtout le vol à travers son pathétique, ses drames. Des grandes figures de l'aéropostale (Mermoz, Guillaumet, Saint-Exupéry) aux modernes « chevaliers du ciel » en passant par les héros des batailles aériennes d'autrefois (Schoendorfer), c'est autant de souvenirs-écrans qu'il faudra peut-être savoir, sinon oublier tout à fait, du moins, provisoirement, tenir à distance, quitte à les retrouver plus tard, rafraîchis. Même les éphémères pilotes de Faulkner dans Pylône, ces papillons métaphysiquement si destructeurs, hors de portée « non pas seulement de la respectabilité, de l'amour, mais de Dieu même », doivent être un moment tenus éloignés.
Nous cherchons ici à savoir comment un domaine se constitue, à la limite des sciences pures et appliquées (mécanique des fluides, aérodynamique), des techniques de construction (alaire et de propulsion, principalement, mais aussi de radionavigation, de météorologie aérienne), de méthodes d'organisation et d'ordonnancement (conduite des grands projets, techniques de décomposition des tâches) mais aussi de gestion (financement et calcul des coûts) et de qualité (fiabilité). Nombre de problèmes importants dorment dans les entreprises (Aérospatiale, Dassault, Matra Marconi Space...) qui visent de si éminentes réalisations. L'aviation et la recherche spatiale, en ce sens, ne sont évidemment que des exemples : ne doutons pas que l'ingénierie mécanique ou électrique, le génie civil, la construction de centrales nucléaires n'offrent des terrains de réflexions tout aussi valables. Nous y avons, du reste, déjà consacré quelques réflexions (5). Nous constatons trop souvent que les philosophes ne parlent plus désormais que d'un monde ancien, dévalué, et dont les problèmes demeurent désuets, comparativement à ceux auxquels les hommes réels de ce temps, dans les tâches précises et raffinées qu'ils accomplissent ici même, sont confrontés.
Comme nous l'avons suggéré, nous avons toutefois des ambitions plus vastes, et peut-être - osons le mot - plus philosophiques. De cette immersion dans les techniques du vol, nous comptons bien extraire des enseignements capables d'être transposés. L'homme est un être multidimensionnel, dont la trajectoire universelle ne s'accomplit pas seulement dans l'espace-temps, pas plus qu'elle n'est uniquement soumise à la gravitation. Notre mobilité dans la culture nous soumet à tout instant à des forces qui mettent en péril notre « assiette » intellectuelle ou morale. Les siècles passés le savaient si bien qu'ils avaient coutume de baliser l'espace mémoriel par des repères visibles (6) et, non contents d'assurer ainsi un guidage à distance, allouaient encore souvent au pèlerin-voyageur un guide, un directeur de conscience, bref, une sorte de « contrôleur du ciel des idées » destiné à éviter les collisions les plus dangereuses.
Nous attendons donc de notre parcours qu'il nous permette de découvrir, au coeur des situations concrètes et des problèmes matériels que nous rencontrerons, des analogons simplifiés de situations existentielles et de problèmes intellectuels ou moraux d'une complexité, croit-on orgueilleusement, sans commune mesure, mais pour l'approche desquels - nous le pensons, quant à nous - les techniques victorieuses qui nous permettent aujourd'hui une maîtrise sans égale de l'air et de l'espace pourront peut-être nous servir de fil conducteur.
En ce sens, fidèle à ce projet d'une épistémologie des systèmes et des réseaux que nous tentons de développer depuis des années, ce livre prolonge la réflexion entamée naguère sur les réseaux, l'espace informationnel, la technoscience et l'existence (7).
MÀJ : 4 juillet 2024
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