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Les deux premières pages
ÉLÈVE PILOTE
Cela vous tombe dessus, tout d'un coup, sans que rien vous avertisse. Cela, c'est la vocation, c'est l'envie, la faim, l'angoisse de voler.
D'une famille d'intellectuels, grand-père, père, frère médecins, je vous l'assure, rien dans ma vie ni dans mes goûts ne m'y avait préparée. Quoi de plus sédentaire, de plus immobile qu'un sculpteur ! Le poids de nos statues et leur fragilité nous fixent dans quelque atelier spacieux d'où nous ne sortons guère.
Regarder par la grande verrière, voir passer un nuage, poser là les outils et partir le rejoindre est une aventure arrivée, je crois, à moi seule.
Aucun symptôme ne m'annonça cette vie nouvelle.
J'aimais, comme tous les enfants, monter sur les toits pour voler aux oiseaux leurs œufs, grimper aux arbres, me percher dans les fourches des branches, et mon premier looping fut tourné autour d'une balançoire. Je lisais des récits d'exploits de trappeurs ou de cow-boys comme tous les enfants. En somme, rien de particulier.
Au contraire, pour la sculpture, j'étais marquée. Mes cahiers de classe, mes livres étaient envahis de dessins. A onze ans, je modelais sans avoir jamais appris. Jusqu'en 1931, je travaillai d'abord chez le grand statuaire Antoine Bourdelle, puis seule, tendue vers un unique but : la sculpture.
J'aimais le silence plein de méditation où nous créons nos œuvres, j'aimais l'illumination soudaine de l'atelier quand le modèle, laissant son manteau, monte sur la table et reprend la pose.
J'étais attachée à mes camarades, peintres ou sculpteurs, comme moi en proie à la passion de la recherche.
Ni un mariage pas très heureux, ni les voyages, ni mon divorce ne m'avaient distraite de mon labeur.
Avant toute chose, j'étais un sculpteur.
Vint le jour où je volai pour la première fois : de Palerme à Naples par hydro commercial.
Le parcours est sublime et cette. vision dépouillée et grandiose, une fois descendue à terre, je ne devais plus l'oublier.
Voler, se guider dans l'air, reposer sur l'air, être bercée par les vagues d'air, monter dans cet air si pur, je ne désirais plus que cela. Une sorte de marée venait de noyer en moi toutes choses. Les statues me semblaient lourdes, immobiles, charnelles; j'étouffais dans mon atelier.
Avec la prodigieuse ingratitude des amants, j'aimais ailleurs, et plus rien n 'existait que ce nouvel amour.
J'avais, dans ma vie d'artiste, reçu les « consécrations officielles ». Inaugurations ministérielles, achat de l'État, œuvres au Musée du Luxembourg dont j'étais la benjamine. J'abandonnai tout cela pour redevenir une novice plus âgée que d'autres et, peut-être, qui sait, mal douée pour l'aviation ?
Car je venais de me jurer à moi-même de devenir pilote.
MÀJ : 4 juillet 2024
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