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Auréolé d'une gloire extraordinaire à laquelle contribua une vaste publicité, Albert Santos-Dumont (1873-1932) fut un des plus brillants pionniers de l'aviation, tout en étant l'un des plus secrets. Il accomplit ses héroïques exploits sur une magnifique toile de fond, Paris, où régnait alors la joie de vivre. Le vrai Santos-Dumont reste cependant presque inconnu.
Après avoir passé dix-huit années paisibles dans les plantations de café appartenant à son père, au Brésil, il s'installa à Paris en 1892. Santos-Dumont était convaincu que l'homme pouvait voler et il se promettait d'être le premier à le faire. Courageux, disposant de moyens financiers importants, vivant dans la capitale des plaisirs mais aussi de toutes les audaces scientifiques, Santos-Dumont étudia puis se livra à des tentatives que le triomphe récompensa enfin. Il fut le premier homme à voler en Europe et nombre de personnes affirment encore qu'il devança les Wright.
Le livre consacré par Peter Wykeham, vice-maréchal de la Royal Air Force, à l'énigmatique Brésilien est la première biographie sur ce sujet écrite par un auteur non américain. Santos-Dumont, l'obsédé de l'aviation est une étude psychologique du personnage. L'auteur nous raconte la vie du jeune Albert au Brésil, sa conquête de Paris, ses aventures à Monaco, ses rapides et sensationnels records, sa controverse avec les Wright, son déclin et sa mort tragique. Écrit avec une affectueuse admiration, l'ouvrage respecte l'impartialité de l'Histoire. Éclairant d'une lumière décisive les passionnants débuts de l'aviation, il ressuscite la figure originale et sympathique du grand précurseur.
Le 17 décembre 1903, Orville Wright réussit un vol sur le Flyer, à Kitty Hawk. Il le dirigea pendant cinquante-neuf secondes et le fit atterrir sans dommage à un endroit aussi élevé que son point de départ. Cinq spectateurs, des gardes-côtes et leurs amis appartenant à l'un des postes les plus écartés du pays furent les seuls témoins de l'événement et le monde extérieur ne sut rien de ce mémorable exploit.
À Paris, Santos commença ce que l'on appela ensuite sa « période de repos ». Nous verrons que cette appellation n'était guère justifiée. Sa première entreprise, stimulée par M. Emmanuel Aimé, fut de mettre sur le chantier un livre relatant ses expériences d'aéronaute, exprimant aussi ses vues sur la question, telle qu'elle se présentait à cette époque. Il écrivit l'ouvrage appelé Dans l'air, dans son bureau de la rue Washington en se servant d'une plume d'oie et de son meilleur papier à lettres (son goût pour les nouveautés n'allait pas jusqu'au stylo dont l'usage se répandait). Écrit en français, c'est une oeuvre étrange et décousue, oscillant entre le pratique et le chimérique, souvent plaisante et d'une lecture agréable, mais où il abusa de justifications personnelles. Elle témoigne d'un léger complexe de persécution, nullement motivé et, en dépit de la générosité dont il fit preuve à l'égard de ses collaborateurs, il ne leur a guère rendu justice. (M. Aimé n'est pas mentionné.)
Dans l'air fut publié en 1904 et suscita un énorme intérêt, dû à la renommée et à. la compétence de son auteur plutôt qu'à la valeur intrinsèque de l'ouvrage. Il fut traduit en anglais la même année et publié à New York et à Londres sous le titre Mes dirigeable, puis au Portugal sous celui d'Os Meus Balôes.
Dans l'air est un bref compte rendu de ses travaux jusqu'en 1903. Deux détails importants y retiennent l'attention. D'abord, qu'il n'avait guère envisagé jusque-là la conquête de l'espace par le « plus lourd que l'air, » et nourrissait peu d'espoir en sa réalisation. Il devait bientôt changer d'avis. Ensuite son état de prescience et ses idées constructives pour l'utilisation guerrière des véhicules aériens. Un chapitre entier est consacré à « L'aérostat en temps de guerre », mentionnant son utilité pour les reconnaissances maritimes, les attaques de sous-marins (1), le bombardement des armées et la photographie.
La légère acrimonie qui perce dans ce livre provient en majeure partie de son propre caractère, toujours réservé et peu communicatif en dépit du cercle croissant de ses amis, et aussi du changement subtil intervenu dans ses relations avec l'Aéro-Club après le Prix Deutsch. On le trouvait plus timide que jamais et pourtant plus prompt à ressentir avec irritation toute tendance réelle ou imaginaire à dénier, même en partie, son mérite pour ce qu'il avait accompli, ou à le partager avec d'autres.
À peine Dans l'air était-il imprimé que les premières rumeurs du vol réussi par les frères Wright aux États-Unis lui parvinrent. Ces échos étaient arrivés en Europe par le truchement de nombreux articles de journaux américains qui ridiculisaient, presque tous, jusqu'à la possibilité d'un tel exploit et publiaient ces articles dans l'unique but de présenter l'événement comme une farce de deux cinglés campagnards. Bien que ces rumeurs lui fissent douter que les « plus lourds que l'air » ne fussent encore qu'une conception irréalisable, Santos se joignit aux Européens bien informés pour discréditer les Wright aussi complètement que leur propre pays l'avait fait.
L'un des plus grands mystères de l'aviation consiste précisément en ce que la naissance du premier vol fut accueillie de cette façon, surtout en Amérique. Cela est dû, en partie, au malheureux professeur Langley, qui venait de subir deux retentissants échecs en essayant de faire voler son Aérodrome ; dans l'un et l'autre essai, l'avion, piloté par Charles Manly et lancé à partir d'un bateau au moyen d'une catapulte, s'accrocha dans la machine au départ et termina sa course au fond du Potomac.
De sorte que la modeste annonce des frères Wright déclarant qu'ils avaient fait voler et dirigé un aéroplane sur une distance de 550 mètres, le long d'une côte déserte, devant une poignée de paysans, fut considérée comme une mauvaise plaisanterie, et les directeurs de journaux, qui jetèrent la nouvelle clans la corbeille à papier, ou écrivirent des articles ironiques à son sujet, commirent l'erreur capitale de ne pas envoyer de reporter pour vérifier la nouvelle. Une seule revue le fit et fut, en conséquence, convaincue de la véracité du fait, mais ce magazine, consacré à l'élevage des abeilles, manquait forcément d'autorité en matière scientifique et on pouvait même lui supposer des complaisances partisanes. À la fin de janvier 1906, le Scientific American, une revue jouissant d'un grand prestige, s'exprima avec mépris, soutenant que le prétendu vol des Wright n'avait pas existé.
En Europe, bien que ces rumeurs fussent également traitées de haut, on commençait à penser que la chose était possible. Otto Lilienthal avait démontré comment la forme aérodynamique d'un appareil devait être conçue pour lui permettre de s'élever, sous la direction du pilote, en dépit de l'attraction terrestre, tandis que le moteur à combustion interne devenait rapidement plus léger et plus puissant. On serait tenté de suggérer qu'il n'était pas besoin d'être devin, à cette époque, pour prédire que, la circulation dans les airs était non seulement possible, mais imminente. Il est singulier que cette opinion ait été si peu répandue, et tout aussi étrange de Songer qu'il n'existe aucune raison valable pour que le vol plané, tel que nous le connaissons aujourd'hui, n'ait pas été pratiqué il y a deux mille ans, ou même plus tôt, en Chine. Les matériaux, le travail artisanal étaient à la disposition de l'homme assez ingénieux pour s'en servir.
Le stimulant le plus puissant pour l'Europe fut la visite d'Octave Chanute en avril 1903. Citoyen américain d'origine française, Chanute avait publié dès 1894 un ouvrage très sérieux et soigneusement collationné, Progress in Flying Machines, qui se trouvait depuis longtemps dans la bibliothèque de Santos-Dumont. Bien que trop âgé pour se lancer dans les airs, Chanute avait construit selon les principes de Lilienthal des planeurs pilotés avec succès par Herring. Il n'avait cessé de prodiguer ses encouragements aux Wright et, lors de sa conférence à l'Aéro-Club, à Paris, il décrivit et illustra leurs méthodes en indiquant les progrès accomplis jusqu'à l'époque de la construction de Flyer.
L'effet produit par sa venue, sa conférence et son parti pris évident pour le plus lourd que l'air » fut très grand. On ne croyait pas aux rumeurs venues d'Amérique, ni au succès des Wright, mais l'impression générale fut que d'autres réussiraient bientôt, même si les deux frères avaient échoué dans leur tentative. Santos circulait toujours dans les environs de Paris sur son N°9, en utilisant parfois le N°7 et le N°10, mais son passage au-dessus des têtes était devenu assez fréquent pour être presque banal. Son habileté croissante et son expérience éloignaient la possibilité, néanmoins toujours présente, d'un accident qui lui aurait valu de nouveau la manchette des journaux.
Il était plus occupé que jamais dans son atelier de dessin, mais ses travaux, à cette époque, reflètent une certaine incertitude d'esprit. Les visiteurs remarquèrent l'abondance de plans, de dessina, de pièces de machines, d'appareils et de maquettes. Il dessinait et adaptait à ses moteurs des améliorations pour les carburateurs et les magnétos, modifications qui furent plus tard adoptées par d'autres et même brevetées par les copistes. Il inventa une catapulte pour lancer des amarres aux vaisseaux en détresse (résultat d'une conversation fortuite) et expérimenta avec des gyroscopes (2), démontrant ainsi l'étendue d'une intelligence ingénieuse, prolifique, à laquelle manquait le sens de la direction.
Une indication néanmoins arrivant à l'improviste dans son grand atelier de Neuilly, Goursat le surprit avec une sorte d'arbalète fixe, dont il se servait pour décocher des flèches à l'autre bout de la pièce. Au lieu de plumes, les flèches étaient munies de petites ailettes de dimensions et de poids variés. Lorsque son visiteur l'interrogea, Santos haussa les épaules et changea de sujet (étrange conduite vis-à-vis de son ami le plus intime, mais caractéristique), bien qu'il se livrât évidemment à des expériences d'aérodynamique. Alors que d'autres s'étaient servis de modèles sur bras rotatifs (les Wright avaient même transformé une caisse de savon en un petit tunnel aérodynamique), Santos découvrait cette méthode qui se révéla peu efficace.
L'idée de l'aéroplane s'imposait de plus en plus à lui. Lorsqu'il emballa le N°7 pour le transporter par mer à New York afin de participer aux courses de Saint-Louis, il commençait même à se détacher de l'aérostat, mais, comme nous le verrons, un certain temps lui fat nécessaire pour y parvenir. En 1904, il écrivait encore : « Je possède maintenant non seulement mon aérostat de course, mais aussi mon petit dirigeable d'agrément que je m'amuse à faire voler au-dessus des arbres de la ville : c'est donc à Paris, à titre de récompense, que je désire jouir pleinement d'être ce qui m'a autrefois attiré des critiques : Un sportif de l'air. »
(1)« Il peut détruire un sous-marin en lui lançant de longues flèches chargées de dynamite, capables de pénétrer dans la mer à des profondeurs que l'artillerie des navires de guerre ne peut atteindre. »
(2) Ses expériences sur le gyroscope prouvent une prescience extraordinaire. Il écrivit : « Une des difficultés de la navigation aérienne consiste à pouvoir déterminer la position de l'aéronef à un moment donné. L'utilisation du sextant dans les airs n'est pas possible actuellement. Je crois qu'un horizon artificiel produit par un miroir et maintenu en position horizontale par un gyroscope résoudrait ce problème. » Ce qui fut réalisé plusieurs années plus tard.
MÀJ : 4 juillet 2024
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