ou le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable
Un numéro de janvier de l'hebdomadaire américain Time : en première page le portrait de Robert (Bob) E. Gross, président et directeur général des usines américaines d'aviation Lockheed Aircraft Corporation, Burbank (Californie). Légende « Au firmament, une nouvelle constellation ». C'est un jeu de mots sur le nom du nouveau quadrimoteur Lockheed. Il n'y a pas à dire, c'est flatteur. Doublement, parce que la première page de Time est généralement réservée à des personnalités politiques ou militaires. Il y a mieux encore, d'habitude cette revue publie des informations condensées ; or, l'original de la photo a trois pleines pages de texte.
Des histoires incroyables, des destins hors série, on n'en a pas manqué ces dernières années. À la lecture, le récit de la carrière de Gross paraît invraisemblable. On y distingue bien la main des gens de la Lockheed, mais il n'a rien de fantaisiste. Nous fûmes au baptême, aux côtés du parrain, auprès du berceau des nouvelles usines Lockheed : complétons - voulez-vous ? - l'article du Time à la lumière de notre expérience personnelle. Bob Gross est bien trop fin pour le prendre en mauvaise part.
Bob E. Gross à la Lockheed ? Qu'est-ce qui s'est donc passé ? Voici ; En 1932, les frères Allan et Malcolm Loughead étaient au bout de leur rouleau, à fond de cale. Sur la côte occidentale des États-Unis ils avaient sorti quelques monomoteurs en bois. Sirius, Ogon, Vega, la firme Lockheed empruntait leurs noms aux corps célestes.
Carl B. Squier, leur directeur commercial - il est aujourd'hui vice-président et chef du service des ventes de l'entière organisation - s'avisa que sur la côte Est, il y avait un certain Robert E. Gross, un jeune, un homme d'affaires habile et hardi, et pas très fortuné, qui cherchait une situation. Gross avait déjà laissé des plumes dans la défunte Viking Flying Boat Co, - morte de sa belle mort. Qui a bu boira. Il s'embarqua dans l'affaire, en association avec Squier. Squier devait apporter 4000 dollars, Gross 36 000 dollars. Avaient-ils réellement la somme ? Fallait-il d'abord qu'ils la trouvent, la question était laissée en suspens.
Attelage - à trois : président Robert Gross, directeur commercial Carl Squier, ingénieur en chef Hall L. Hibbard, un jeune aussi. Hibbard avait dessiné les plans d'un petit bimoteur, tout métal, qui devait sortir sous le nom de Lockheed 10 Electra. Faute d'argent, le constructeur se débattait dans les douleurs de l'enfantement. Nous, la rédaction d'Interavia de l'époque, nous allions un peu plus tard, au début de l'été 1933, pouvoir revendiquer le mérite, ou le devoir de répondre de la gaffe d'avoir ouvert le marché européen et, par là, le marché international, au Douglas DC. C'était le premier produit digne de ce nom des usines Douglas, voisines de la Lockheed et presque aussi insignifiantes. Nous avions alors un représentant aux États-Unis, Richard M. Mock. Il nous avait envoyé les plans, les dessins, la documentation du Douglas DC et, aussi, ceux d'un plus petit appareil, le Lockheed 10. Nous avions tout publié. Albert Plesman, directeur de la K.L.M. (Hollande) et Balz Zimmermann, directeur de la Swissair, s'intéressèrent beaucoup au Douglas, tellement qu'Antony Fokker dut acheter la licence. Il ne s'agissait pas de perdre deux bons clients et de ruiner la maison. Il bondit, tout bouillant à New-York et incendia notre Mock pour son manque d'esprit, l'emmena à Santa Monica, sous le soleil de Californie, chez Douglas, et se laissa embobiner. Il ny perdrai rien. Sauf erreur, cette petite plaisanterie lui coûtait 100 000 dollars, mais il sut bien y trouver son compte. Tony Fokker - Dieu ait son âme, il y en a eu de pires dans l'aviation et de plus bêtes - savait généralement ce qu'il faisait.
L'accord conclu avec la Douglas, Mock entreprend Gross. Faisons encore un bout de chemin. C'est à deux pas, à Burbank. Une petite usine d'aviation, Lockheed Aircraft Corporation. Elle construit un petit bimoteur, mais... pas de moyens financiers. L'appareil ? Une merveille. Fokker était lancé. Il alla voir Lockheed. Acheta la licence. Son chèque, dans les 60 000 dollars, présentait aussi le prix des six premiers Lockheed 10.
Pas mauvais pour Bob Gross. Avec l'argent de Fokker, ses collaborateurs, Squier, Hibbard et leurs quelque vingt ouvriers peuvent terminer leur zinc. Nous, nous perdions Mock. Il devenait agent technique et financier de Fokker à la Douglas et à la Lockheed. Nous étions les victimes de l'opération, mais Mme Mock prenait la succession de son mari qui, chaque soir, lui dictait les absurdités à nous destinées. En quelque sorte, dans toute l'affaire de la Lockheed, les coupables, c'est nous.
L'alliance Fokker-Lockheed suit son cours. Fokker n'y est pas précisément veinard. Mais pour Mister Gross, les choses ne tournent pas tout à fait à son désavantage. Seekatz était alors directeur commercial de Fokker. On le connaissait bien, le « chat de mer », dans les manifestations internationales et les boîtes de nuit - il a disparu dans la tourmente de ces dernières années. Il vend au Gouvernement polonais les six avions Lockheed sur la base des performances prévues, mais pas encore réalisées. Un jour, télégramme de Mock à Fokker : « Ça ne gaze pas. Le Lockheed 10 vole, mais les performances restent bien inférieures aux calculs - et aux engagements pris ». Seekatz fait le douloureux pèlerinage de Varsovie. Les Polonais sont très bien : ils déchirent le contrat. Mais il faut rendre l'argent, les avances du Gouvernement polonais, et Fokker voudrait bien recevoir ses 60 000 dollars. Réponse de Mister Gross : « Mille regrets. Fonds épuisés ». Mais Gross s'engage à rembourser 10 000 dollars par appareil vendu et il veut bien délier Fokker de son contrat.
Toujours pas mauvais pour Gross. Son ingénieur en chef, Hibbard, a trouvé une aide précieuse en la personne du jeune ingénieur Clarence L. (Kelly) Johnson, qui mourait de faim. Il dirige aujourd'hui tout le service des études à la Lockheed. Les deux ingénieurs mettent les choses d'aplomb. Après quelques modifications, le Lockheed 10 réalise des performances. Il a même des qualités particulières. Il se vend aux « petites gens », les Yougoslaves, les Polonais. Gross rembourse Fokker, redevient un homme libre, et son affaire, peu à peu, se carre sur sa base.
Hibbard et Johnson s'attaquent à de nouvelles créations : du Lockheed 10 naît le Lockheed 12, puis le Lockheed 14, enfin le Lockheed 18. De vrais bimoteurs, ces deux-là. Et, petit à petit, Lockheed se fait un nom. Un beau jour, peu avant la guerre, un jeune millionnaire, féru d'aviation, Howard Hughes, a une idée folle : établir un record : le tour du monde en avion, sur un Lockheed 14. Marché conclu. Hughes aura les honneurs et Lockheed fera ses petites affaires. Subitement, Américains et Français, Anglais et Polonais, tout le monde veut des Lockheed. Toujours pas mauvais pour Gross.
Finalement Hitler a sa guerre. La R.A.F. a le moral, mais pas beaucoup d'avions. Cependant, Gross a lâché sur l'Europe un parent à lui - il a toujours eu l'esprit de famille - un certain Norman Ebin. Ebin vend, à Varsovie, à Amsterdam, à Londres. La R.A.F. a des ennuis ? Il en est ému aux larmes. Il traîne une mission de l'aviation britannique à Burbank. Solution de fortune : Johnson s'engage à faire immédiatement, du Lockheed 14, un bombardier de « première classe » - ou un avion de reconnaissance : la construction en série peut commencer tout de suite.
Faute de grives, on mange des merles, et la R.A.F. des Lockheed 14 qu'elle baptisera Hudson, par la suite. Pas encore de contrôle des prix aux États-unis : ils sont encore neutres - pour ainsi dire. Gross, Squier, Hibbard et Johnson enregistrent leur premier gros chiffre : 175 Lockheed 14 pour l'Angleterre : 25 millions de dollars. La commande va s'enfler. En tout, Lockheed a construit 2900 Hudson, dont 1298 pour l'Angleterre. Faites le calcul. La passe de quatre, le coup du roi pour Bob Gross.
Maintenant, en route ! Bob Gross peut présider, Squier vendre, Hibbard et Johnson créer. On s'organise. Courtland Sherrington Gross, frère cadet du président, ensuite Cyril Chepellet, Carl Squier et Hall, Hibbard sont faits vice-présidents. Les commandes pleuvent, d'Angleterre et avant tout des États-Unis : aux 2900 Hudson viennent s'ajouter 2600 Ventura (Lockheed 18), 2700 quadrimoteurs modifiés Boeing B-17 « Flying Fortress », et enfin quelque 9000 monoplaces de chasse bimoteurs Lockheed P-38 Lightning : 19 200 avions de guerre, dont 3000 sans spécification plus précise.
1933 : 20 ouvriers et employés, 90 000 en 1944. Premiers fonds : en 1932, 40 000 dollars - en raclant les fonds de tiroirs. Capital d'exploitation actuel : 32 millions de dollars. Les petits ingénieurs mal payés, les vendeurs faméliques sont devenus des capitaines d'industries. Des gens qui déclarent au fisc un solide revenu de 60 000 dollar. Du petit avion de transport encore plein de défauts, sorti en 1933, on est arrivé, douze ans après, aux gros types, le « Constellation » et le « Constitution », plus grand encore, encore en construction. Prix d'un Lockheed en 1933, 50 000 dollars environ. Prix d'un « Constellation », 735 000 dollars. À l'arrière-plan se dessine déjà l'avion de chasse à réaction Lockheed P-80 Shooting Star. Les milieux compétents voient en lui le prochain détenteur du monde du record de vitesse.
Que signifie tout cela ? Pas grand-chose, si on le considère seulement du point de vue que Robert E. Gross a pu, pendant la guerre, amasser un tas d'argent, qu'il est aujourd'hui un homme très riche, qu'il détient probablement la majorité des actions dans sa firme. Inconnu il y a douze ans, il a su employer les capitaux qui affluaient chez lui, de manière à mettre son entreprise à la tête des maisons aéronautiques américaines, plus anciennes et plus traditionalistes. Que Bob Gross - Time le fait ressortir avec insistance - se pose maintenant en amateur d'art, c'est digne de remarque, mais, jusqu'à un certain point, cela va de soi : les gens riches se font volontiers mécènes. Mais qu'il ait prouvé qu'il voyait suffisamment loin en investissant dix nouveaux millions de dollars dans les recherches scientifiques et le développement des usines Lockheed, qu'il ait eu le flair et, au bon moment, de deviner que la soudure avec le temps de paix se trouvait dans les grosses constructions pour l'aviation civile, c'est indéniable. Un favori de la chance, un enrichi - mais certainement pas un sot.
M. Hall L. Hibbard, vice-président et constructeur en chef de la Lockheed Aircraft Corporation (à gauche), avec son collaborateur, le chef du bureau d'études Clarence L. Johnson (à droite).