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Paris Match


Paris MATCH 12 septembre 1953

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ILS AVAIENT RENDEZ-VOUS Sa concierge (à g.) avait oublié de lui transmettre un message : le steward Delhomme prit le Paris-Saigon. Jeannine (à dr.) était malade : ses parents retardèrent leur départ jusqu'au jour fatal.

L'HEURE DU DESTIN Orly, 21h 25. Les passagers pour l'Orient, carte d'embarquement en main, quittent un à un la salle d'attente. Sur l'aire de départ, le « Constellation » les attend. Il est 21h 30 quand la porte de la carlingue se referme. Sous les ailes, les équipes spéciales surveillent, exteincteurs en main, le démarrage de chacun des quatre moteurs. L'avion roule lentement pour gagner la piste d'envol. Il fait un point fixe, puis, dans le fracas des moteurs, décolle vers son destin.


La catastrophe du mont Cemet pose le problème du rendez-vous avec la mort.

« Certains disent que pour les dieux nous sommes les mouches que les enfants tuent un jour d'été, d'autres affirment, au contraire, que le moindre moineau ne perd pas une plume qui ne lui ait été enlevée par le doigt de Dieu. »

Voilà ce qu'écrivait, il y a quelque vingt-cinq ans, le romancier américain Thornton Wilder, à propos d'un accident survenu deux siècles plus tôt au Pérou. Cette fois-là cinq personnes avaient trouvé la mort dans la rupture d'un pont. Pas plus que les 42 victimes du Paris-Saigon, rien ne destinait ces cinq personnes à une mort commune. De sorte que chacun au Pérou se demandait, comme on se le demande aujourd'hui après l'accident du mont Cemet et la disparition de Jacques Thibaud : « Pourquoi justement ces cinq-là ? » Question qui n'a peut-être pas de sens, mais qu'au fond de soi personne n'élude. En effet, peut-être la rupture du pont du Roi-Saint-Louis ou la catastrophe du F-BAZZ sont-elles des événements purement fortuits. Cependant, aujourd'hui, autant qu'il y a deux siècles, l'esprit répugne à admettre qu'il n'y ait qu'une simple coïncidence dans de tels événements où nous avons l'obscur sentiment de voir affleurer la main de la Providence.

« Le pont du Roi-Saint-Louis, écrit Thornton Wilder, le plus beau de tout le Pérou, était sur la grande route qui relie Lima à Cuzco, et des centaines de personnes le franchissaient chaque jour. Il avait été, plus de deux siècles auparavant tressé en osier par les Incas, et on conduisait toujours ceux qui visitaient la ville voir cette curiosité. Saint Louis de France lui-même le protégeait de son nom, par la petite église de boue qui s'élevait à l'extrémité. Le pont paraissait au nombre des choses qui durent éternellement. Il était inimaginable qu'il dût se rompre. Un vendredi, vers midi - c'était le 20 juillet 1714 - il se rompit et précipita cinq voyageurs dans le gouffre qui se creuse au-dessous.

En apprenant l'accident, chacun se signait et songeait : « Et moi qui l'ai traversé il y a si peu de temps et qui devais le passer encore prochainement ! » L'émotion rétrospective fut telle que tous les Péruviens firent plus ou moins leur examen de conscience. On raconte que des servantes restituèrent des bracelets qu'elles avaient volés à leur maîtresse et que des usuriers firent des discours à leurs femmes pour justifier l'usure.

Une seule personne tenta de tirer du fatal événement une leçon positive : le frère Junifer. Ce petit franciscain à cheveux roux, venu de l'Italie du Nord, se trouvait par hasard au Pérou en train de convertir des Indiens et, par hasard également, assista à l'accident. Il débouchait de derrière l'épaulement d'une colline et s'essuyait le front, car la journée était chaude, lorsque son regard tomba sur le pont : au même moment, un son strident remplit l'air, et il vit le pont se séparer deux et lancer dans la vallée cinq fourmis qui gesticulaient.

La grève a sauvé M. Wintrobert

Toute autre personne se serait dit avec une secrète satisfaction : « Dix minutes plus tard, moi aussi... » Ce fut une autre pensée qui vint au frère Junifer. Cette pensée était : pourquoi cela est-il arrivé ces cinq personnes-là ? Bien entendu, le frère ne pouvait admettre un seul instant que l'on vive et que l'on meure par accident. Il croyait que toute chose est réglée par la Providence divine. Il crut - à tort - que l'occasion était venue de le prouver. En se renseignant sur la vie secrète de ces cinq personnes qui venaient de tomber à travers l'espace, on devrait découvrir. se dit-il. la raison de leur anéantissement.

Dès cet instant, le frère Junifer ne connu plus de trêve. Pendant six ans, il frappa à toutes les portes de Lima, posant des milliers de questions, emplissant des piles de carnets de notes, pour essayer de prouver que chacune des cinq vies détruites était un tout parfait. Le résultat fut un énorme livre dont une copie a subsisté, celle que Thornton Wilder a utilisée pour écrire son célèbre roman (prix Pulitzer 1927) Le Pont du Roi-Saint-Louis.

Mais le frère avait été trop loin. S'il est écrit qu'il y a une Providence par qui toute vie et toute mort sont réglées, il est également écrit que les desseins de cette Providence sont insondables. Le livre du frère fut déclaré hérétique et condamné à être brûlé sur la place publique, ainsi que son auteur. La sentence fut exécutée.

Mais au moins le frère avait-il eu le mérite de poser avec clarté ce problème qu'il est impie de prétendre résoudre. Il avait en particulier été frappé par le fait que les cinq personnes qui se trouvaient sur le pont au moment de l'accident ne s'y trouvaient pas du tout par hasard. Certaines étaient là alors que logiquement elles auraient du être ailleurs. D'autres au contraire qui auraient du se trouver sur le pont au moment fatal ne s'y trouvèrent pas.

En fait, ces mêmes « coïncidences » troublantes se retrouvent dans chaque catastrophe. Ainsi, M. Michel Vintrobert, conseiller du haut-commissaire français an Vietnam aurait dû se trouver sur le Paris-Saigon le 1er septembre. Il avait son billet. Mais avant de regagner son poste en Indochine, il voulut embrasser une dernière fois son fils ainé Patrick, qui se trouvait en vacances en Espagne, près de Bilbao. Il lui avait donné rendez-vous â l'escale de Nice. Mais la grève de la SNCF retarda le jeune homme. Lorsque M. Vintrobert comprit que son fils serait en retard au rendez-vous, il fit annuler son billet et décida de prendre l'avion suivant. La grève lui a sauvé la vie. Le mercredi matin, lorsqu'il lut la nouvelle dans un journal, tout en prenant son petit déjeuner à la terrasse d'un café des grands boulevards à Paris, il ne pensa même pas sur-le-champ qu'il s'agissait de l'avion dans lequel il aurait dû se trouver. Ayant lu le récit de l'accident, rêvé un instant à la brutalité du destin qui avait frappé les passagers du F-BAZZ, il ouvrit son journal à la page des sports. Ce n'est que l'après-midi, au ministère de la France d'Outre-Mer, alors que des amis le félicitaient de sa chance, qu'il comprit. Alors, il pâlit. Il est parti le samedi suivant et arrivé à Saigon le lundi matin. C'était son seizième voyage Paris-Saigon en avion.


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