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Paris Match


Paris MATCH 12 septembre 1953

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ILS ONT ÉTÉ DÉCOMMANDÉS Au R.P. Rivals (à g.), on annonça par erreur que l'avion était complet. M. Vintrobert (à dr.) décommanda sa place pour aller embrasser son fils malade. Il a pris l'avion suivant.

Logiquement, le Père André Rivais. visiteur des provinces du Levant, aurait également dû être au nombre des victimes. Il avait réintégré, il y a trois semaines, la maison mère des Lazaristes, à Paris, où il devait participer à la mise au point d'un programme de constructions. La veille de son départ de Syrie, un avion de la ligne Beyrouth-Paris avait disparu en pleine mer.

Le Père devait rentrer à Beyrouth le 1er septembre par le Paris-Saigon. Il avait fait retenir sa place. Mardi, à l'heure prescrite, il se trouvait à la gare des Invalides. Mais, sans doute par suite d'une erreur qu'il n'a pas cherché à tirer au clair, au moment où il se présentait au guichet d'Air France, on lui dit que le Paris-Saigon était complet. Il devrait partir par un autre avion, et du Bourget au lieu d'Orly. Le Père s'exécuta sans protester. Ses amis de Beyrouth, qui le croyaient parti par le Constellation, l'ont accueilli comme l'enfant prodigue. « C'est la Providence, dit-il, qui a voulu que j'aie changé d'avion. » La Providence avait pris le visage anonyme d'un employé d'Air France.

En revanche d'autres n'auraient pas du être dans l'avion fatal. Ainsi M. et Mme Chaumette. Ici c'est un visage de jeune fille que le destin a emprunté. M. et Mme Chaumette rentraient en Indochine avec leur fille Jeannine, âgée de quinze ans, après avoir passé leurs vacances dans leur maison d'Athis-Mons. Ils devaient partir le 8 août. Mais Jeannine tomba malade et mit trois semaines à se rétablir. Elle embarquait le 1er septembre avec ses parents...

En même temps qu'elle quatre jeunes gens étaient montés à bord en se tenant par la main - quatre des six enfants de M. et Mme Escalle. Ces six enfants, M. Escalle, trouvant le climat de l'Indochine dangereux pour eux, les avait, il y a trois ans, envoyé en France sous la garde de leur grand-mère, Mme Gomez. Mais c'était leur dernier été à Paris. A l'exception des deux cadets, Paul et Suzy. Ils devaient rentrer, à Hanoï, escortés par leur grand-mère, Mme Gomez qui, à Paris, ne prenait jamais ni le métro, ni l'autobus. Ces engins lui faisaient peur, à plus forte raison l'avion Pour gagner Hanoï, elle aurait préféré prendre le bateau, et ne l'avait pas caché à l'ainée de ses petites-filles, Paulette. Mais elle avait les quatre enfants contre elle. Elle se résigna.

Les avions ne faisaient pas peur à Charles Delhomme, le plus malchanceux des passagers de l'avion de Saigon. Steward d'Air France, il totalisait à trente-trois ans 5.860 heures de vol. A l'heure où il monta dans l'avion d'Orly, il aurait dû se trouver à l'autre bout du monde. Sa malchance a été de n'avoir pas de téléphone personnel dans l'appartement qu'il habitait avec sa jeune femme, rue Colette. Dans tout l'immeuble, seule la concierge avait le téléphone. D'habitude elle transmettait très scrupuleusement les messages destinés à ses locataires. Elle n'en a oublié qu'un de sa vie celui de la direction du personnel d'Air France, avisant Charles Delhomme qu'il partait lundi sur l'avion de Tananarive. Le lundi, Delhomme n'était pas au départ. Le soir, on lui donnait une nouvelle affectation, à Beyrouth, par l'avion du lendemain. Cette fois, la concierge transmit le message.

Il avait dit : Ce serait une mort enviable

Le seul peut-être que le destin n'ait pas pris en titre est Jacques Thibaud. Il avait lui-même fixé la date de son départ, après divers ordres et contre-ordres. Après coup, si l'on fait crédit à sa sensibilité de grand violoniste, on a l'impression qu'il hésitait, comme s'il avait été pris d'une inquiétude que rien, logiquement, ne justifiait.

Il y avait longtemps que Jacques Thibaud projetait de retourner au Japon où il s'était déjà rendu deux fois à dix ans d'intervalle avant la guerre. Il voulait profiter de son passage à Saigon pour donner un récital au profit des œuvres sociales d'Indochine. La Croix-Rouge s'était chargée de l'organiser. Dans la villa de Saint-Jean-de-Luz, le maître attendait depuis des mois que tout fut prêt.

Finalement, le récital fut fixé au 5 septembre. Mais alors c'est le musicien qui souleva des difficultés. D'abord sur le conseil de son médecin, il parla d'ajourner son voyage, puis de remettre le récital à son retour du Japon, en octobre. Il craignait aussi, disait-il, que la chaleur d'Indochine ne décollât son stradivarius. Cependant, le 28 août, il téléphonait au ministère des États associés : « Après avoir consulté mon médecin, j'ai décidé de partir à la date prévue. » De tous les passagers c'était celui qui avait certainement le plus grand nombre d'heures de vol. Le lendemain de son premier récital, qu'il donna en 1892 à Angers - il avait onze ans - un critique écrivait : « Ce jeune homme ira loin. A sa porte, on verra souvent cet écriteau : fermé pour cause de tour du monde. »

Cette prophétie s'était réalisée. Jacques Thibaud n'était pas seulement l'un des plus grands violonistes de son temps, mais aussi l'un des plus grands voyageurs. Il était près de trois cents jours par an absent de chez lui. À tel point que ses élèves n'avaient guère d'autre ressource que de le suivre s'ils voulaient profiter de son enseignement. Au reste, même quand il leur donnait rendez-vous, il arrivait en retard, où même ne venait pas du tout. Mais tout le monde lui pardonnait. Son secret : il charmait.

Chose curieuse, ce sont ses premiers contacts avec la mort qui ont déterminé sa vocation de violoniste. En effet, bien que son père fût déjà un violoniste réputé, (il avait renoncé à la carrière de virtuose à la suite d'une blessure au quatrième doigt de la main gauche), le jeune Jacques Thibaud avait commencé par le piano. C'était seulement par jeu qu'il avait demandé à son frère ainé de lui enseigner les rudiments du violon. Un jour, sa vieille institutrice de la pension Sorbe à Bordeaux, Mlle Trufemus, tomba malade. Elle allait mourir. Le petit Jacques était allé la voir et elle lui demanda de jouer du violon pour elle. Il le fit avec tant d'ardeur que la mourante entra comme en extase, puis rendit le dernier soupir. A quelque temps de là, comme il assistait à un récital du violoniste César Tomson, il se mit à sangloter d'une manière que lui-même trouvait inexplicable. Il apprit le lendemain que son frère aine était tombé en syncope à l'heure même où le concert avait commencé et qu'il était mort à la fin. C'est alors que Jacques demanda à son père de lui enseigner sérieusement le violon.

Dès le départ du Paris-Saigon, c'était peut-être le seul qui, sans le vouloir, ait donné raison au frère Junifer, lequel prétendait que la vie de tout homme, même de ceux qui meurent accidentellement, est un tout parfait, achevé. Jacques Thibaud, qui avait soixante-treize ans, avait envisagé qu'il pourrait mourir dans un accident d'avion. Non seulement il ne le craignait pas, mais même il l'avait souhaité. Lorsque Ginette Neveu disparut, il y a quatre ans, dans une autre catastrophe aérienne, il avait dit « Pour moi, maintenant, ce serait une mort enviable. »


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