Le 26 janvier 1958 est une date de l'aviation commerciale française.
Le 26 janvier 1958, décollait d'Orly un « Super Starliner » Constellation aux couleurs d'Air France que rien ne distinguait de ceux qui partent quotidiennement pour la traversée de l'Atlantique Nord et qui, pourtant, portait bien d'autres espoirs dans sa carlingue ainsi que bien des conceptions nouvelles. Cet avion prenant l'air pour son premier voyage d'expérimentation s'apprêtait à relier Paris à Tokyo par la route la plus courte, celle qui franchit la calotte polaire Nord.
Déployons une carte : on sait que la Compagnie nationale dessert régulièrement une ligne Paris-Tokio par la route des Indes, appuyée sur les escales de Rome, Téhéran, Karachi, Calcutta, Bangkok, Saïgon, Manille. Il s'agissait cette fois, de gagner 2.250 km. sur la liaison entre les deux grandes capitales. Le problème, si simple en apparence (ne suffit-il pas, en somme, de prendre un cap différent ?) présentait de nombreuses nouveautés.
C'était, sur nombre de points, non pas un voyage de découvertes, mais de confirmation pour les techniciens navigants de la Compagnie. Il comportait une part d'inconnue fournie par l'adaptation de théories établies au sol à une réalité climatique, géographique, géophysique, astronomique et radioélectrique du parcours. Les études avaient été menées par le « Département des Vols » de la direction de l'exploitation dont le chef, M. Paul Besson avait tenu à suivre le premier voyage. Le conseiller technique du directeur de l'exploitation, M. Gaston Lafannèchère, a inspiré une partie de l'étude et la préparation de l'équipage.
L'appareil était le F-BHBR Super Constellation du type L. 1.649 « Super Starliner », le plus rapide des avions long-courriers actuels dont les quatre moteurs développe chacun une puissance de 3.400 chevaux. L'avion utilisé était donc un des avions actuellement en service sur les lignes régulières et ne comportait aucun autre dispositif spécial que les instruments de navigation requis par les régions à parcourir.
L'équipage était sous les ordres de M. Georges Carmeille, commandant de bord, chef-pilote et adjoint au chef du département des vols.
Lors de l'escale technique d'Anchorage, équipage et journalistes furent reçus par des hôtesses en costume adpaté au climat de cette escale
Les autres pilotes assistant le commandant de bord étaient : MM. Alfred Dombreval, adjoint au chef de secteur ; Henri Agnel, chef des copilotes Amérique Nord et Pierre Wintersdorf, ainsi que le copilote M. Alphonse Calvel.
Le groupe des navigateurs était composé de MM. Henri Roux, chef navigateur, assisté de Pierre Guyot, instructeur navigateur, et de François Le Noan.
Les mécaniciens qui, eux aussi, allaient se trouver devant les problèmes nouveaux, étaient MM. Charles Roccia, chef mécanicien adjoint ; Fernand Charmasson, chef mécanicien adjoint et Roger Velcin.
Le personnel complémentaire de bord comportait Mlle Françoise Molinié, l'hôtesse, MM. Jean-Marie Courgeon, chef steward et Aubert Ghiselli, steward. Ils devaient apporter leurs soins, pendant le voyage, à l'équipage et aux passagers parmi lesquels six journalistes dont deux Français.
Le vol devait s'accomplir en deux étapes. Le vol direct aurait été possible en substituant un supplément d'essence à la plus grande partie de la charge marchande (il aurait fallu soit réduire celle-ci à trois tonnes 5, soit faire deux escales), mais il ne faut pas oublier qu'il ne s'agissait pas d'accomplir un exploit aéronautique unique et sans lendemain, mais d'ouvrir une ligne commerciale avec tous ses impératifs : de la sécurité, qui en constitue la base, à la rentabilité.
Or, le « Super Starliner » est fait pour transporter une soixantaine de passagers ; le vol d'expérimentation a été effectué avec, à l'aller, cinq tonnes 5 de charge marchande (symbolique en l'espèce, au point de vue fret) et, au retour, avec six tonnes 5, ce qui représente le remplissage passager normal.
« La Compagnie a été amenée à opter pour les routes Paris-Anchorage* et Anchorage-Tokio nous dit le commandant Carmeille, en fonction de l'interdiction actuelle de survol des territoires de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques. D'où, également, le choix de l'Alaska, plate-forme très bien balisée et sur laquelle nous étions assurés de trouver de nombreux terrains de dégagement. Entre divers centres, nous avons préféré Anchorage à Fairbanks qui se trouve pourtant plus près de Paris de 230 milles (soit une heure de vol) en raison du climat. Celui de Fairbanks est un climat extrême ; on y trouve couramment des froids de -30° et -40°, le record étant de -56°. Tandis que celui d'Anchorage est comparable à celui de Montréal. »
Cette carte illustre bien l'avantage de la ligne Paris-Tokio par la zone polaire (en trait plein) sur la route classique. Les deux tracés en tirets indiquent la route suivie par le F-BHBR entre Paris et Anchorage à l'aller (1) et au retour (2)
Ainsi, s'est trouvé résolu, par l'intervention de l'escale d'Anchorage, un des deux grands problèmes que posait l'implantation de la ligne : celui du rayon d'action de la machine dans ses normes de fonctionnement commercial. Il ne faut pas oublier que l'orthodromie Paris-Anchorage, c'est-à-dire la route géographiquement la plus courte, mesure 4.088 milles marins, soit 7.600 km., soit 900 milles de plus qu'un Paris-New York. C'est dans de telles conditions de distance que se précise le bénéfice de la méthode de vol en altitude croissante avec montée économique à un taux très faible (250 pieds-minute).
« Inutile de dire que sa mise en œuvre, nous précise le commandant Carmeille, présuppose une certaine autonomie à l'égard du sol. Nous avons, d'ailleurs trouvé une très large compréhension des services de contrôle tant que nous avons été dans les zones à airways, et, celles-ci franchies, bien entendu, les espaces aériens vierges ne nous ont plus posés de problèmes de circulation. Pour matérialiser les bénéfices à attendre d'une telle méthode de vol, voici quelques chiffres associés au voyage dans les deux sens : ainsi, en maxi range en altitude constante sur Paris-Anchorage, la durée du voyage aurait été supérieure à 18 h. ; alors que par la méthode des altitudes croissantes, nous avons mis, en utilisant les courants aériens, 15 h. 45 sur Paris-Anchorage et 15 h. 47 sur Anchorage-Paris. Nous avons obtenu sur ces parcours des vitesses moyennes de l'ordre de 260 nœuds. »
« Aux altitudes moyennes de vingt à vingt-cinq mille pieds où s'est déroulé votre vol et par des latitudes aussi extrêmes, vous avez dû connaître des températures extérieures record ? »
« Nous avons enregistré des températures de -55° et rien ne dit que nous n'en rencontrerons pas de pires. Le matériel, conçu en prévision de telles températures, s'est révélé excellent. »
« Et que disait le thermomètre à 'intérieur de l'appareil ? Nos lecteurs vont se demander si vous n'avez pas dû faire le voyage avec l'équipement réglementaire de peaux d'ours, ou tout au moins le moderne équipement de survie polaire embarqué pour le cas d'atterrissage forcé. »
« La température cabine n'est jamais tombée au-dessous de 22°, c'est-à-dire celle d'un appartement normalement chauffé et nous sommes restés en veston, comme ici. Par ailleurs, nous restions à 2.400 mètres de pression intérieure, soit le tiers de celle de l'altitude de vol. »
Des deux tronçons de la ligne, seul celui qui a pour extrémités Paris et Anchorage présente des particularités qui font d'un tel vol un voyage d'expérimentation. La seconde Alaska Japon est à une latitude telle qu'il ne pose pas de problème non classiques, sauf en ce qui concerne le régime des vents. C'est le lieu du monde où les courants aériens sont les plus violents, et il a été le berceau de la découverte des jets streams, ces courants si violents qu'un avion rapide a pu rester littéralement sur place en les ayant contre lui (et au cours du voyage du Constellation d'Air France un vent de 120 nœuds à 20.000 pieds a été décelé).
Enfin, la route doit longer le Kamtchatka et les Kouriles et se trouve de ce fait dans les zones d'incertitude des lorans du Japon et de Shemya. C'est donc un parcours difficile, une sorte de mauvais Paris-New York.
Nous avons vu dans des articles antérieurs que la navigation classique pose essentiellement le problème de la direction de l'appareil rapportée à une référence fixe, le Nord, donnée par une carte où cette direction est indiquée par des méridiens. L'orientation du déplacement est fournie par les compas, et notamment par celui que l'expérience a fait choisir comme le plus sûr, le compas magnétique. Or, les conditions de voyage transpolaire vont poser le problème tout différemment, non seulement en raison de la proximité du pôle magnétique qui sur une large surface élimine le rôle des compas utilisant le champ terrestre, mais également en raison de la rencontre des méridiens au pôle géographique, rencontre dont la conséquence va être une variation permanente de l'angle repère utilisé sur la carte.
Pour fixer les idées, à la latitude 80, une route de 10 miles (18 km.) 500) vers l'Est ou vers l'Ouest fait varier la direction du Nord vrai de 1° ; c'est dire combien ce repère qui fut de tous temps celui des navigateurs devient fuyant quand on approche du pôle. Le problème directionnel est donc posé d'une façon absolument révolutionnaire dans un tel voyage, et il s'accompagne du problème cartographique également nouveau de ce fait.
France Aviation N°46 Septembre 1958 - Musée Air France - BNF
Le chef navigateur M. Roux étant en courrier sur New York, nous avons demandé à M. Guyot qui a fait équipe avec lui de nous informer des méthodes mises en œuvre à bord de l'avion pour la conduite de la navigation. Disons que la collaboration des navigateurs au cours d'un tel voyage fait penser à celle qui, sur un navire, associe le commandant et l'officier de quart.
Un navigateur occupe le poste et conduit la navigation et ses annexes-distances, temps, consommation, tandis que l'autre lui fournit à la demande et selon les possibilités, les observations astronomiques, radioélectriques, topographiques, etc., et surveille le comportement des gyros par des observations astronomiques fréquentes. À l'aller M. Roux remplissait la première fonction confiée au retour à M. Guyot.
Tous deux d'ailleurs ont joué un grand rôle avec MM. Cornet et Saldo dans le travail d'équipe qui sur les quelques données antérieurement obtenues par l'US Air Force et la Royal Canadian Air Force a constitué une doctrine d'emploi et résolut les plus pressants problèmes de la navigation aux latitudes voisines du pôle.
Le pôle magnétique en effet, c'est-à-dire le point du globe ou l'aiguille aimantée se place dans la position verticale, position extrême ou elle ne présente plus aucune indication de direction se trouve par 74° N et 101° de longitude ouest (dans l'île du Prince de Galles, près de laquelle l'appareil est passé au retour). Sa position est changeante, variable notamment avec des phénomènes de perturbations magnétiques qui le déplacent parfois de plusieurs centaines de kilomètres. D'autre part, la composante horizontale du champ magnétique terrestre n'est capable d'orienter utilement l'aiguille aimantée que si elle dépasse six centièmes de gauss et la zone où cette valeur est inférieure s'étend autour du pôle magnétique sur une vaste ellipse dont le grand axe mesure environ 3.300 milles marins et le petit 1.100 (distances que le « Super Constellation » met environ de 4 à 11 heures à parcourir.) C'est dire que pendant une longue période de vol, il est dépourvu de toute référence magnétique.
Comment avez-vous pallié le vide de ce « trou magnétique » ?
Nous devions connaître cinq à six heures de vol en black-out commençant cinq heures après le départ de Paris et finissant trois heures avant Anchorage. Soit avec une heure marginale d'entrée et de sortie, la moitié du parcours. Pendant toute cette période, il était prévu que nous devions nous fier uniquement à la référence gyroscopique et les gyros étaient lancés au sol et utilisés dès le départ pour permettre d'aborder la zone où la référence gyro est indispensable en pleine connaissance de leur comportement. Il ne s'agit pas de « directionnels » bien entendu, mais de gyroscopes d'une grande précision appelés Polar Path dont la précession propre garantie par le constructeur est inférieure d'un degré et demi en trente minutes, mais qu'il est vital de surveiller de très près. La précession due à la rotation de la terre pour une latitude déterminée est corrigée d'une manière continue par un dispositif intervenant entre le gyro lui-même, auquel il n'est jamais touché, et le système de lecture. Le gyro gardant alors une direction fixe dans l'espace à la précession propre près, permet de suivre une orthodromie c'est-à-dire comme on le démontre en géométrie sphérique, la route la plus courte (arc de grand cercle) entre les points de départs et d'arrivée.
Ainsi se trouve résolu le problème de l'estime mais on sait qu'il ne peut constituer qu'un dégrossissement du problème de la localisation de l'aéronef. Celui-ci se pose encore sous un double aspect celui du point et celui du système de référence, c'est-à-dire en un mot de la carte sur laquelle le point amorcera une phase nouvelle du problème de direction.
Dans la suite de l'article, nous verrons comment les méthodes classiques du point : observations astronomiques, repérages radioélectriques, moyens électroniques, navigation à vue, etc. se sont trouvées mises en œuvre au cours d'un tel voyage et le système cartographique qui a servi à les utiliser.
Nous avons vu dans le précédent numéro de France Aviation que la navigation au-dessus des régions polaires pose de nombreux problèmes à l'équipage le mieux formé à la navigation classique. Le commandant de bord Georges Carmeille ainsi qu'un des navigateurs, M. Guyot, a déjà présenté à nos lecteurs les solutions apportées au problème du choix de la route sur la liaison Paris-Tokyo et à celui des compas en raison des conditions magnétiques particulières des régions survolées. Les compas gyroscopiques se substituent au compas magnétique sur un considérable tronçon du parcours. Quant à l'aide que l'avion peut attendre des moyens radioélectriques qui constituent l'assise habituelle de l'exploitation en aviation commerciale laissons la parole à M.Guyot qui a pu sur cette ligne nouvelle en apprécier les ressources.
Théoriquement les moyens radioélectriques de navigation ne font pas défaut et la carte en semble jonchée. Mais ils ne sont utilisables en fait qu'à proximité immédiate, sauf pour Thulé, dans la partie nord-ouest du Groenland, dont le Radiotélétype à grande puissance porte très loin et que nous utilisons comme radiophare. Le loran, lui, peut être utilisé jusqu'au parallèle de l'Islande qui couvre une faible partie du parcours entre Paris et Anchorage. Les radars de la DEW LINE (Distance Farly Warning) peuvent évidemment nous aider dans la solution du problème de position, mais à la condition que notre route de temps minimum nous porte assez sud.
D'autre part, le radar de nez qui équipe l'appareil peut fournir une solution au problème de localisation de l'avion par reconnaissance des images du sol (mapping). Mais leur identification est très difficile et exige un très sérieux entraînement, car les aspects du même sol varient avec la qualité de la neige, de la glace, etc., leur configuration varie avec les saisons. En hiver leur reconnaissance est plus difficile que jamais. Ajoutons que le relevé topographique des régions survolées est éventuellement suspect et que la banquise varie de profil au cours de l'année.
En somme il ne vous reste guère, devant les défaillances simultanées du compas magnétique et des moyens radioélectriques, que l'observation astronomique. Mais vous devez être à l'aise en hiver dans ce domaine, puisque vous bénéficiez d'une nuit à peu près permanente, donc d'étoiles disséminées dans tous les azimuts.
Musée Air France
Le plan de polarisation de la lumière du soleil donne l'azimut de l'astre lorsqu'il est invisible
On sait que les régions situées au-delà des latitudes 66° 33, c'est-à-dire au-delà des cercles polaires qu'il s'agisse de l'Arctique ou de l'Antarctique, sont soumises à un régime très particulier de succession des jours et des nuits. Jour et nuit polaires sont de six mois.
La nuit polaire d'hiver, dit M. Guyot, est, pour le voyage que nous avons entrepris, la saison la meilleure, malgré les froids excessifs qui ont cependant pour corollaire avantageux une faible nébulosité. Pour illustrer le caractère singulier du régime astronomique de cette ligne et des paradoxes qui peuvent s'y rencontrer, notez que nous sommes partis le dimanche 26 janvier à la nuit noire. Nous avons vu apparaître le soleil au large de l'Écosse et il est resté entièrement visible pendant 2 à 3 heures. Puis nous sommes rentrés dans la nuit polaire. Nous sommes restés pendant 7 à 8 heures dans l'obscurité, puis trois heures avant l'arrivée à Anchorage, nous avons vu à nouveau se lever le soleil. Mais nous étions toujours le même dimanche 26 janvier !
Ainsi, l'appareil d'Air France avait réalisé cette performance qui paraît, si on ne l'analyse pas, faire partie de la fiction scientifique ou tenir du conte de fées de battre le soleil à la course.
Pour dissiper le mystère, regardons la carte. L'avion et le soleil vont tous deux vers l'ouest. Le soleil parcourt tout le tour de la terre en 24 heures soit 15° à l'heure. À l'équateur suivre son déplacement serait impossible, mais au fur et à mesure que l'avion grimpe en latitude, il parcourt les degrés de longitude de plus en plus vite. Il arrive donc à égaler la vitesse angulaire du soleil puis à la dépasser et à le retrouver en sortant de la calotte de nuit permanente.
0n voit, sur la carte, ce qui est une conséquence de ce que nous disions, que les méridiens « défilent » d'autant plus rapidement sous l'avion, que celui-ci se rapproche du pôle. La différence entre l'orientation des méridiens par rapport à la route, c'est-à-dire ce que l'on appelle leur convergence, varie très vite (nous avons chiffré cette variation dans l'exemple d'une latitude de 80° au début de cet article).
En termes pratiques, la référence-type en navigation classique est fuyante.
Pour nous montrer comment on a pallié cette difficulté qui obligerait à de véritables acrobaties dans le contrôle de la route, M. Guyot déploie un vaste document qui à première vue, est aussi peu géographique que possible.
En effet si un système de références rectangulaires en est la contexture comme dans les cartes de navigation usuelles dites de Mercator, aucun tracé de côte n'y figure (mais ce tracé sera effectué ultérieurement).
Il y quelques années un Anglais a proposé à la vente sur Ebay UK des cartes de vols ayant appartenues au Journaliste aéronautique John Stoud. Parmi ces cartes se trouvait une carte Air France datée de 1958 et représentant le pole nord. Après l'avoir acheté, Olivier Richard s'aperçu que cette carte avait servie pour le vol aller/retour du vol d'exploration du 26-01-1958 sur le trajet Paris-Anchorage et retour Anchorage-Paris.Merci à Olivier Richard
Ce document sorti tout récemment du SDV est la solution Air France du problème.
Voici notre « enfant » dit M.Guyot qui a eu une part importante tant dans l'utilisation que dans la conception du système et notamment dans le choix de son axe. Il a en particulier choisi cette donnée fondamentale fondée sur l'observation suivante : la route Paris-Anchorage part aux environs du méridien zéro (Greenwich) et s'achève non loin du méridien 180 qui prolonge le premier. Ce qui revient à dire qu'elle est peu différente de l'orthodromie définie par le plan des deux méridiens extrêmes.
Ainsi, poursuit M. Guyot, nous avons, en nous servant de cette orthodromie comme d'un équateur, construit l'astro-compas solaire à polarisation de la lumière (sky-compass) un canevas Mercator que nous avons appelé « la grille ». Tous les éléments de navigation deviennent des éléments « grille » aisément traduisibles en éléments géographiques, c'est-à-dire en coordonnées usuelles, grâce à un système de transformation. Ainsi (dans les régions où le compas magnétique donne encore des indications utiles bien entendu) le cap grille est le cap magnétique corrigé de la déclinaison grille, laquelle est indiquée par des lignes dites « isogrilles » (comme les lignes d'égale déclinaison magnétique sont indiquées sur les routiers habituels). De même, le cap grille est le cap vrai corrigé de la convergence laquelle est aussi indiquée sur la carte par des lignes dites « iso-convers ». C'est donc cet élément qui fait graphiquement les frais de ce changement trop rapide de variation du Nord dans une navigation de ce type.
En pratique l'utilisation sûre et efficace de cette grille exige un entraînement très poussé, poursuit M. Guyot.
Les navigateurs qui seront appelés à exercer leurs fonctions sur cette ligne devront être des navigateurs confirmés. En prévision de telles exigences les équipages ont subi sur l'Atlantique nord un entraînement de deux ans à la navigation sur grille et de plusieurs mois à la pratique du gyroscope. Aucun doute sur les méthodes d'emploi, aucune hésitation sur l'interprétation des éléments recueillis ne peut avoir de place dans un vol réel au-dessus des régions polaires, et sans doute même quelquefois au-dessus du pôle lui-même.
L'observation astronomique redevenant la méthode essentielle du calcul de route et de position, quelles sont les particularités théoriques et pratiques que vous avez trouvées dans la mise en œuvre de la méthode au-dessus de la zone polaire ?
Pendant l'hiver polaire, nous disposons d'un grand nombre d'étoiles parfaitement visibles. Par conséquent, il nous est facile non seulement de procéder à des calculs de position par les points auxiliaires précalculés dans des tables en fonction des latitudes en cause, mais encore de vérifier par calcul l'azimut vrai, la variation des gyros et, par conséquent un cap grille exact, et de surveiller toute variation imprévue des précessions des deux polarpaths.
Dans un tel voyage, les passages dans des zones intermédiaires entre le jour et la nuit ne manquent pas. Le soleil étant sous l'horizon et ne pouvant vous servir de la visée directe aux fins de corrections de cap, alors que sa clarté vous empêche en même temps la perception des étoiles, que faites-vous pour continuer vos contrôles des éléments de route ?
À trois degrés sous l'horizon le soleil permet quand même de voir les étoiles très brillantes. Quand il est à six degrés sous l'horizon les étoiles de deuxième grandeur apparaissent. Mais pour les périodes où il est impossible d'opérer une visée directe d'astre, le soleil peut encore nous servir de repère malgré son invisibilité grâce à un instrument appelé compas céleste (sky compass). Fabriqué par Kollsman (comme nos sextants périscopiques) cet appareil utilise les propriétés dites de polarisation de la lumière due aux particules solides en suspension dans l'atmosphère. Le plan de polarisation de la lumière du soleil, plan passant par l'observateur et son zénith matérialise la direction de l'astre invisible et donne ainsi son azimut. La condition indispensable à l'observation est que le zénith soit dégagé. Mais dans l'ensemble cette méthode réduit singulièrement les périodes où nous devons (ce qui est d'ailleurs un impératif très fréquent en navigation) nous fier aux seuls instruments, à leur perfection mécanique et aux prévisions nées de leur marche antérieure.
Musée Air France
Le répétiteur du gyroscope de direction, le polar path
(cadran situé à droite de « Lockheed »)
Au cours d'une exploitation régulière, vous volerez au printemps et à l'automne dans des conditions crépusculaires particulièrement fréquentes. Leurs prévisions font évidemment l'objet de vos calculs de prévol ?
Les zones de crépuscules, qui se traduisent sur la carte par des bandes larges de 6° soit 360 milles, sont calculables en fonction de la déclinaison et de l'angle horaire du soleil et de la latitude. Nous nous servons pour les déterminer d'un plateau calculateur spécial, appelé twilight computer (il évite de longs calculs). Ce sera au cours de ces périodes voisines des équinoxes que la navigation en zone crépusculaire nous sera largement imposée. Mais par une compensation heureuse, nous disposerons alors de moyens comme la navigation à vue qui viendront appuyer efficacement notre estime en relevant les caractères remarquables du sol (identification visuelle).
Bientôt, les vols réguliers d'Air France sur la ligne polaire Paris-Tokyo ne seront pas seulement un trait d'union commercial et culturel entre les deux grandes nations.
Tout en confirmant les méthodes d'emploi de certains appareils nouveaux, ces vols seront également précieux au navigateur aérien et au géographe et plus que sur aucune autre ligne peut-être l'avion, synthèse des moyens scientifiques modernes, montrera qu'il est un instrument de la connaissance du monde sous tous ses aspects.
Pierre-André MOLÈNE - France Aviation Avril et Mai 1958
Le 4 Avril 1958 c'est l'inauguration officielle de la ligne Paris-Tokyo avec escale à Anchorage avec le même appareil équipé en 8 lits, 12 fauteuils couchettes et 34 fauteuils classe touriste. Equipage : Directeur des vols Georges Carmeille, CDB Henri Agnel, CDB Alfred Dombreval, CDB Pierre Winsterdorf, Co-pilote Alphonse Calvel, les navigateurs Henry Roux, Pierre Guyot et François Le Noan, les officiers mécaniciens navigants, Charles Rocchia, et Fernand Charmasson, l'hôtesse Françoise Molinié, et les stewards et chef de cabine Jean-Marie Courgeon et Aubert Ghiselli. M. Gaston Monnerville, président du Conseil, les parlementaires du comité Franco-Japon, Paul-Emile Victor et M. Max Hymans participent au vol. Il a effectué le parcours Orly-Anchorage en 15h47 et Anchorage-Tokyo en 13h14 de vol, soit le parcours Paris-Tokyo en 30h01 de vol. A l'arrivée de l'appareil à Anchorage, 2.000 personnes s'étaient massées sur l'aérodrome en présence de plusieurs personnalités que la venue d'un avion français avait conviée au rendez-vous. Au retour, cette distance a été couverte en 28h33 de vol.
Au retour le frère de l'empereur Hiro Hito est à bord. La ligne polaire fera à partir de mai 1959 escale à Hambourg pour des raisons commerciales. Bientôt le Boeing 707 prendra la relève mais pour l'heure les équipages se croisent en escale, rencontrent leur homologues de la SAS, des compagnies américaines et mettent en commun leur savoir sur les conditions climatiques qui règnent à ces hautes latitudes pour un objectif commun la sécurité.
Si les pistes du Grand Nord pouvaient parler, elles nous raconteraient comment Paul–Émile Victor, le célèbre fondateur des Expéditions Polaires Françaises arrondissait à l'atterrissage le Beechcraft qu'il pilotait lui–même en 1944, mais ce sera un Libérator LB 30 qui assurera les premiers largages de ravitaillement des Expéditions au Groenland en 1949 avec à son bord un chef navigateur d'Air France, sérieux et calme en toutes circonstances, Paul Comet, car au temps où les centrales à inertie n'existaient pas encore, c'est lui qui met au point la navigation aérienne dans ces régions pour Air France et grâce à lui et Georges Strohm, chef pilote des lignes polaires d'Air France, qui rendra les stages de navigation polaire obligatoires aux pilotes, il n'y eut jamais de souci de navigation sur le Pôle.
Musée Air France
Taximètre à lumière polarisée présenté dans sa boite de transport, l'oculaire sur le dessus.
Il faut imaginer une nouvelle projection à la carte Mercator habituelle, conforme mais rejetant à l'infini les régions polaires, ce sera la projection Mercator transverse, prenant le méridien de Greenwich justement adapté à la route polaire Paris–Anchorage et son anti–méridien qui représentent l'équateur comme grand cercle de tangence de la projection. La carte, choisie en imaginant une nouvelle référence pratique le Nord Grille qui se confond avec le méridien géographique de Greenwich, devient alors facile. Il faut adapter les instruments : la boussole ou compas magnétique est inutilisable au voisinage du Pôle, c'est un appareil gyroscope qui la remplace, le « Polar Path ». Il conserve la direction réglée au départ à condition de ne pas faire le tour du monde autour du Pôle en quelques minutes en inclinant l'avion, c'est arrivé et il a fallu longtemps au gyro avant de s'en remettre et le navigateur maudit le pilote en calculant les caps à l'aide du soleil pour reprendre la route !
Mais il faut également vérifier aussi fréquemment la tenue du cap ou selon les termes consacrés, compenser les indications du gyroscope le « Polar Path » équipé d'un petit moteur de correction horaire que l'on cale alors sur "le Nord Grille" ; l'instrument étant imparfait, on utilise alors le sextant en visant le soleil ou la lune pendant l'été, les étoiles en hiver. Mais la proximité des hautes latitudes induit une spécificité nouvelle dans les relèvements :
Monsieur Jean Fournier, chef navigateur d'Air France nous explique :
« Nous passions en navigation dite "gyro libre" par le travers de l'ile volcanique de Jan Mayen jusqu'aux environs de Fairbanks, il nous fallait effectuer des relèvements toutes les demi-heures au soleil ou lune mais avec le L.1649 nous restions plusieurs heures parfois en zone crépusculaire, sans astre observable avec le soleil en dessous de l'horizon jusqu'à parfois 15 degrés et nous utilisions le "Sky compass" ou "taximètre à lumière polarisée" pour nous donner la direction du soleil.
Ce sextant périscopique était à poste sur le L.1649, une partie du sextant était glissée à l'extérieur par une trappe située au milieu du poste de pilotage et ouverte le temps de l'observation. La détermination des durées de l'aube et du crépuscule était effectuée à l'aide du computer crépusculaire »
Musée Air France