René d'Étienne, prof de français

Le lundi 18 mai 2009 à 13 heures, Monsieur d'Etienne s'est endormi sur sa vie dans sa 93ème année. ...

Témoignage de Pierre Manigault Mannix - Promotion 1949-1952

Témoignage de René Paris Diabolus - Promotion 1950-1953

Témoignage de Louis Raynal - Promotion 1949-1952

Dès après avoir écrit l'article sur Monsieur René d'Etienne, premier prof de français du CIV et homme de qualité, je me suis fait un devoir de lui envoyer une copie du texte via la CRAF. Aujourdh'ui, j'ai reçu de son fils Constant, une photo de M et MME d'Etienne agés et le petit mot suivant :

...Voici Monsieur d'Etienne, quelques années après sa cessation d'activité, et juste avant qu'il ne tombe malade. Votre lettre est arrivée quelques jours trop tard, son cerveau l'ayant abandonné.Merci pour ma Maman et pour mes enfants.

Je ne suis pas de ceux qui estiment que les larmes et la tristesse
n'appartiennent qu'aux femmes, et que pour paraître homme de cœur,
on doive se contraindre à montrer toujours un visage tranquille.
Ibid à Pollot, janvier 1641 - René Descartes


Mannix - 24 avril 2009.

René d'Etienne, un flâneur littéraire, ou le savoir-dire des mots au service des hommes.

...
Dans cette langue belle, couleur de Provence,
Où la saveur des choses est déjà dans les mots
C'est d'abord en parlant que la fête commence
Et l'on boit les paroles aussi bien que de l'eau
...Yves Duteil (La langue de chez nous.)


Un bonjour souriant et quelques gestes calmes, pour poser ses documents, avaient suffi pour qu'il s'installe en habitué. Demeuré debout, il commença par feuilleter son auditoire avec bienveillance et curiosité.

Originaire des Bouches-du-Rhône, l'homme, qu'un pas de promeneur avait conduit du château à la salle de cours du chalet, pour nous enseigner le français, avait bonne réputation. De taille assez haute et de belle prestance, il précisait son personnage d'une tête patricienne coiffée de fins cheveux noirs, partagés, coté gauche, par une raie bien droite. Après s'être très simplement présenté, il nous demanda de bien vouloir énoncer les noms d'auteurs que nous connaissions et, le cas échéant, que nous l'ayons lu ou non, de préciser le titre d'un de leurs ouvrages. Devant une invitation si pleine d'ouverture et de tolérance, le bataillon des premières M2 passa à l'offensive :

Les plus rapides et les plus nombreux nommèrent Saint-Exupéry ajoutant Vol de nuit qu'ils semblaient avoir lu ; ceux de Marseille citèrent Giono, avec Colline, et ajoutèrent Pagnol avec sa trilogie ; tel parla de Frison-Roche en Premier de cordée ; tel autre de Malraux, sans porter L'espoir ; sans citer Louis Pergaud fût cependant déclarée La guerre des boutons ; un grand et plus âgé avoua Le blé en herbe, semblant l'avoir mangé, et précisa Colette, comme s'il la connaissait ; fut évoqué Prévert, poète à Paris, mais de Neuilly-sur-Seine ; je dis Victor Hugo, et son Quatre-vingt-treize, en espérant bien sur, "pas être interrogé" ; enfin, un tout dernier, peut-être Castanier, ayant placé sa cote sur le nom de Balzac, le domicilia Maison du chat qui pelote, ce qui fit rire certains. Puis du groupe échauffé, fusèrent de partout, dans le plus grand désordre, d'autres patronymes non suivis de leurs œuvres.

Devant l'enthousiasme de "lascars académie", notre professeur, plus convaincu de notre appétit que de notre culture, nous assura, qu'au fil des trois années que nous aurions à passer ensemble, auteurs et textes seraient abordés. Puis il commenta l'ensemble des déclarations intervenues et répondit aux quelques questions qui suivirent. Le ton était paisible et l'échange confiant respirait la convivialité. Avec un phrasé agréable et usant naturellement du registre de sa voix, ce méridional qui portait blouse blanche et chemise bleue azur sous visage bronzé, faisait progressivement entrer dans nos têtes le soleil et la chanson de Provence.

Émus et pas peu fiers d'être aussi bien représentés, les martigaux de la promotion, qui comme les estrangers+, avaient, au début, commencé par bader, venaient de déguster l'ensemble de l'échange, comme un chicoulon+ de vin de Cassis*.

Cet agréable moment, dont chacun pensait qu'il terminerait l'heure de cours, prit fin avec la dictée du sujet de composition française, devoir à remettre sous huitaine et ainsi formulé: "veuillez indiquer et expliciter les motifs du choix que vous avez fait d'apprendre un métier de l'aéronautique".

Moi, qui en fait n'avais rien choisi, sauf d'avoir préféré l'avion au train ou au métro, après avoir réussi, par chance, les trois sélections, je mesurai là, les difficultés à expliquer la situation.

Huit jours plus tard, parcourant les rangées pour distribuer les copies corrigées, notre professeur augmenta encore ses effets : sautant de table en table comme une information radiophonique, la note la plus élevée obtenue était un dix et demi. Mon imagination, certainement un peu tiède, avait été créditée d'un médiocre huit et demi...

Mesurant notre stupéfaction puis notre perplexité, sachant par ailleurs les efforts qu'il ne manquerait pas de nous demander par la suite, et voulant par un jeu d'acteur dissiper le malaise, Monsieur d'Etienne, qui, nous l'avons déjà dit, maitrisait le son, assuré et serein, afficha la couleur :

Les rares très bons auteurs, les textes ou les œuvres de qualité exceptionnelle méritent seuls des notes très élevées, les bons auteurs valent, selon le cas, des notes comprises entre treize et seize. Quant aux devoirs de jeunes gens comme vous, dont le précoce talent n'est pas encore épanoui, les meilleures notes ne dépasseront pas onze et demi voire douze...

Devant nos mines interloquées puis déconfites, et comme pour tempérer cette règle d'airain, il précisa avoir mis un exceptionnel douze et demi à un élève de la promotion 46/49°, pour une composition portant sur les Halles de Paris. Goûtant la curiosité soulevée par cette information, Monsieur René ne résista pas au plaisir de nous présenter la copie source de cette dérive inflationniste. Avec un art consommé de la communication, il déplia, lentement, un format A3 dévoilant une plantureuse tour Eiffel de plus de trente centimètres de hauteur et d'environ douze centimètres au plus large de son corps, et nous invita à nous approcher du document qu'il maintenait contre sa poitrine.

Au fur et à mesure que nous prenions connaissance du dessin, le quadripode métallique, qui pour la circonstance prenait allure d'ogre, s'animait, deux pattes solides, genouillées et légèrement pliées pour suggérer le mouvement, supportaient un corps excessivement ventru, tandis que les deux autres pattes, amaigries et rehaussées en bras, portaient deux grandes corbeilles qui augmentaient encore le tour de l'abdomen.

Corps et corbeilles débordaient de victuailles diverses: énormes quartiers de viande d'origine chevillarde, harengs argentés de la halle aux poissardes, saucissons et saucisses et autres cochonnailles venus tout droit de Mâchonville**, quatre-saisons de légumes provenant des maraîchages. Ce tableautin, ainsi coloré de toute cette variété, proposait la bouffetance à toute l'assistance.

Et au plus haut niveau, une tête gaillarde, portant front visionnaire, barbe abondante et regard d'enquêteur, voulait nommer Zola comme étant transporteur. Ce gargantua nouveau, au visage célèbre, portant charge maxi prétendant décollage, couvrait et de sa taille et de son arrondissement ceux de Paris et même la banlieue. À l'inverse du trajet digestif habituel à l'humain, le Ventre de Paris projetait à destination des milliers prétendus bons becs l'énorme quantité d'une journalière bectance. Ainsi mis en mouvement par sa tête pensante, ce corps trop pansu, entraillé de mangeaille, qui enjambait les pâtés de maisons, balaskait*** ses rondeurs en promettant sa chère.

Tous de bouche bée et moi sur le lulcaisse****, admirions ce grotesque qui, sans le moindre dessein, portait du Rabelais et du Bruegel l'ancien.

Et cette truculence, comme ultime bravo,
Signait, sans écriture, le talent d'un ado.

D'Etienne, appréciant son effet, heureux comme provençal dégustant des pichoulines, égrena, dans le silence, son appréciation :

" Devoir centré sur le sujet, présentation originale, contenu significatif, arguments de poids sans aucune lourdeur, un style alerte entrainant le terroir et toutes ses saveurs avec pour noble mission de nourrir toute la population ; une belle mise en scène du talent de Zola..." Arrivant au terme du jugement, il lâcha laconique: "... ; et puis, aucune faute d'orthographe, ce qui comble le correcteur !"

Le cours se termina sur cette contraignante allusion et l'heure suivante, consacrée à la peu bandante technologie permit à nos esprits de franchir, sans autorisation, l'enceinte du Centre.

Le soir, dans la chambrée, l'affaire fut reprise. Vaillant le gars de ch'nord, Castanier de Paris, avaient somme toute, bien reçu la leçon. Assez convaincu et redoutant - et par la note et par le coefficient - plus l'ajustage que le français, je me rangeai à leur avis ; Mais un de Martigues, qui revenait des cagoinces+, ou il avait changé l'eau des olives, et qui demeurait visiblement contrarié, lâcha, dans un brame étudié son ergonomique et méridionale déception ; " s'il faut se lever le cul et en plus dessiner pour décrocher un douze et demi... peuchère, on n'a pas fini de prendre des roustes... et finalement, ce type, il est vachement rascous+."

Et pourtant, nous venions de recevoir une excellente leçon : par cette démonstration à mi-chemin entre la galéjade et la provocation, notre professeur nous avait signifié qu'un degré de liberté est souvent possible moyennant un peu d'imagination, un peu de courage et... un peu de talent.

Mais déjà chacun pensait à la dure journée suivante ou le burinage et le bédanage, les deux mamelles de l'ajustage débutant, meurtriraient nos mains d'universitaires...

Au gré des heures de cours, René d'Etienne, conservant ce ton d'entretien, fit vivre des textes plus qu'il nous enseigna des auteurs. Mais au delà des passages lus, des phrases disséquées, des personnages et des caractères étudiés, des " invitations à aller puiser en bibliothèque ", notre professeur entrainait notre raisonnement et ouvrait notre esprit. Invitant le commentaire, suscitant la remarque, autorisant le désaccord argumenté et ouvrant une analyse détendue n'écartant pas l'humour, il conduisait la classe en souplesse et captivait l'auditoire.

Personnage composite, son entité, exprimée en termes d'arithmétique à la fois césarienne et bistrotière, observait comme il se doit quatre tiers :

Un tiers de Mistral sans être fébrilige,
Un tiers de Giono sans être homme-lige,
Un gros tiers de Flaubert pour n'être pas bourgeois
Et aimer la rigueur, même appliquée à soi ;
Plus un vrai tiers état qui aimait le françois
Faisaient de ce d'Etienne un prof de bon aloi.

Aimant le mot précis et sa sonorité, maitrisant la langue par la phrase ajustée, acceptant le lyrisme pour peu qu'il soit d'oser, mais demeurant sceptique quand même émerveillé, conduisant les portraits toujours en traits croisés, exigeant de tous textes qu'ils soient ordonnancés ce maître artisan du langage, qui voulait le savoir-dire des mots au service des hommes, nous apprenait le français en nous le faisant aimer.

De verbe poétique sachant raison garder, battant cœur militant mais sans trop le montrer, voulant langue de chair qui célèbre la vie et non langue d'énarque qui souvent la pourrit, posant vos réserves, montrant vos attentions, en véritable pro de notre belle langue, vous fûtes, Monsieur le Professeur, une bien agréable et bien profitable rencontre. Et votre souvenir, Cher Monsieur d'Etienne, celui d'un René si peu Chateaubriand, soixante années plus tard, porte la nostalgie désuète d'un probe en français, d'un flâneur littéraire qui guidait nos mots en passant, à la façon artiste d'un Guy de Maupassant.

Last but not least :

René d'Etienne, membre titulaire des Conseils de discipline du centre, passait souvent sa robe de défenseur pour s'opposer aux extrêmes demandes du tourmenteur Crivelli. Il obtint des réductions de peines pour maints candidats et, par des plaidoiries de grande qualité humaine, su empêcher quelques renvois.

Qu'il soit ici remercié de sa parfois difficile mission.


° Il s'agissait d'un nommé Jacques Rabb, avec qui je devais me lier d'amitié en automne 1954. Il a quitté Air France en 1957, pour devenir par la suite Ingénieur au CERN à Genève. Retraité, il vit actuellement à An.... avec sa truculente et très gentille épouse. Lorsque j'ai évoqué le souvenir de cette fameuse copie, la première fois que j'ai rencontré Jacques en compagnie de Gérard Monier (46/49) et du regretté Claude Vigne (48/51), le petit râblé qu'il est, me la joua modeste : " après Zola, j'allais pas me défoncer la tronche pendant deux jours pour écrire sur le sujet, alors j'ai eu cette idée, pour me tirer les pattes du problème ; j'ai eu du pot, ça a plu..."

Mannix, CIV 49/52
14 mars 2009, et à bout de force !

+ Quelques mots de langue provençale massilote : estrangers : ceux qui habitent au nord... de Valence !!! ; chicoulon : gorgée ; cagoinces : toilettes ; rascous : avare.

* Vin blanc, cépage Marsanne. Un régal pour accompagner la bouillabaisse et/ou les rougets grillés...

** Lire Le charcutier de Machonville (Marcel-Émile Grancher).

*** Allusion aux harmonieuses rondeurs, aux attitudes pleines de vie et au talent de Josiane Balasko.

**** Altération du langage qui procède ici de l'argot des bouchers ou argomuch du louchébem. Le mot d'argot est obtenu en enlevant la première consonne du mot français (que l'on remplace par un l) et que l'on replace à la fin du mot de départ en y ajoutant une finale de bonne sonorité. Exemple: cul devient lulcaisse et boucher louchébem...

Difficile d'écrire après la prose de Mannix dont je goûte la plume alerte, mais je voudrais apporter mon témoignage sur ce professeur de Français de haute valeur humaine dont le nom même d'Etienne, outre qu'il sonne provençal, affirme la fierté de la droiture... d'Etienne et pas d'un autre!

Je commencerai par évoquer le dernier cours de Français de l'année qui consistait en la projection de deux films. L'un présentait les îles avec les merveilleuses vahinés.

Sans doute René d'Etienne voulait-il nous ouvrir au voyage.

L'autre film était "Les raisins de la colère" d'après le roman de Steinbeck. Ce n'est que plus tard, beaucoup plus tard, que j'ai compris la portée de ce film et il fallait à Monsieur d'Etienne, professeur de Français de jeunes élèves qui devaient devenir le personnel hautement qualifié d'une entreprise dont le premier souci n'était sans doute pas d'ouvrir en eux un sens critique sur le monde qui devait devenir le leur, beaucoup de courage et d'indépendance.

Beaucoup de courage et d'indépendance que certainement il a su mettre en avant pour convaincre le tribunal d'adoucir les peines prononcées par les conseils de discipline. Je n'en ai jamais rien su, mais je suis certain que mes deux complices et moi même lui devons de ne pas être renvoyés dans l'affaire du scooter de Lahogue.

J'évoquerai ensuite un autre aspect du personnage.

Donc, un samedi soir nous étions quelques internes de première année, cinq ou six, perchés sur le mur d'enceinte du parc de Vigénis, au carrefour d'Igny, là où se tenait traditionnellement la fête du pays. Un manège de pousse-pousse tournait à quelques mètres de nous. Nous étions sagement sur le mur, aussi prisonniers par la crainte des sanctions, que si des chaînes nous avaient maintenus là, comme ces lapins domestiqués de génération en génération qui n'osent plus sortir de leur cage quand on laisse la porte ouverte.

Mais voici que notre prof de Français qui, comme le décrit si bien Mannix d'une façon élégamment concise, arrive de "son pas de promeneur".

Là, ma mémoire défaille mais je crois qu'il était accompagné d'une femme et de deux toutes jeunes filles, sa famille je suppose. Nous étions sur le point de faire précipitamment demi-tour sur le mur pour plonger à l'intérieur du parc quand un salut amical de d'Etienne nous fit comprendre qu'il n'y avait pas de danger venant de lui. Non seulement il n'y avait pas de danger mais il nous invita à le rejoindre, ce que nous fîmes séance tenante et après quelques échanges où il n'était plus question ni de professeur ni d'élèves, il nous offrit à tous un tour de manège.

Il nous avait ouvert la cage mais en plus il nous avait poussés gentiment dehors.

Je veux rester sur ce trait et je dirai tout simplement: Merci Monsieur d'Etienne.

René Paris, alias Diabolus, promo 50-53+R.

Difficile après avoir lu les proses de mes camarades de promo Mannix et Paris de s'exprimer. Je vais essayer de faire court.

Concernant Monsieur d'Etienne un souvenir me revient en mémoire. L'un de ses premiers cours de français était intitulé "du tronc d'arbre à la lourde diligence" l'un des cours suivant portait le titre "le pétrole, nerf de la guerre sang de la paix" Ce dernier cours avait une valeur symbolique et aujourd'hui au combien prémonitoire!! Je reviens de la réunion des Anciens Apprentis d'AIR FRANCE non pas seulement de Vilgenis.

Je vous en parlerai plus tard.

Louis RAYNAL - Promotion 1949-1952


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