Les Conards. Société joyeuse établie à Évreux et à Rouen ; le Parlement avait donné à ses membres le privilège renouvelé chaque année de se masquer seuls en carnaval, et de vendre aux autres pareille autorisation. Leur chef prenait le titre d'abbé. Voir l'Histoire des Conards de Rouen, par A. Floquet1
CONARD singulier masculin (ko-nar - corruption de cornard). Membre d'une société bouffonne, joyeuse et carnavalesque, qui se livrait durant les jours gras à toutes sortes de folies et de licences.
Les conards étaient particuliers à la ville de Rouen, comme les badins, les turlupins, les enfants sans souci, à Paris ; les mau-gouverne à Poitiers, et la mère folle, à Dijon. Les conards avaient seuls le privilège de se masquer, et d'autoriser des étrangers à se déguiser moyennant payement.
Ils choisissaient un abbé qui, coiffé d'une mitre et tenant une crosse, se promenait dans les rues le jour de la Saint-Barnabé.
Au XVe, au XVIe et au XVIIe siècle, il se passait chaque année, au parlement de Rouen, une étrange scène. À la grand'chambre du Parlement, occupée à vider quelque procès d'importance, était apportée une requête bizarre, rédigée en vers burlesques. La cour y répondait favorablement et dans le même style. Dès cette heure commençait le carnaval, et la ville appartenait aux conards, qui la remplissaient de bruit, d'éclats de rire et de saillies. À leur avènement, toutes les têtes avaient tourné ; leur règne était ardemment désiré par les uns, redouté avec angoisse par les autres, même par le Parlement, dont les membres n'osaient, pendant ces jours de saturnales, se montrer sur leurs mules et avec leurs robes rouges. On peut juger par là de l'état où étaient les autres corps de la cité, conseil de ville, chapitre, chambre des comptes, cour des aides, bourgeois, gentilshommes, avocats, procureurs, médecins, marchands, prêtres, laïques, femmes et filles, tous, en un mot, n'avaient qu'à se bien tenir ; car, sans distinction de rang, de fortune, de sexe ou de naissance, tous pouvaient avoir affaire aux conards qui, de préférence, s'en prenaient aux plus huppés.
Point de sottise, point de peccadille, point d'action incongrue, pour peu qu'elle eût fait du bruit et prêtât à rire, qui ne dût tribut à ces railleurs en titre d'office, qui ne fût justiciable de ce tribunal aussi inexorable que bouffon, qui ne fût inscrit sur les rôles et ne relevât de ces bruyantes assises. De malins enquêteurs avaient parcouru la ville et les faubourgs, s'informant soigneusement des faits, gestes et prouesses de chacun, et prenant des notes en conscience, qu'ils transmettaient à l'abbé des conards, aux cardinaux et aux patriarches réunis en conclave. Trois jours durant, le cortège des conards était en marche dans les rues de la ville, véritable cour d'assises ambulante, devant laquelle se plaidaient les causes les plus grotesques. Le jugement, qui faisait allusion aux sottises et aux actes ridicules commis pendant l'année, était souvent rendu devant la maison même où la chose avait eu lieu. Tous, les scandales de la ville étaient ainsi passés en revue, tous les masques transparents et tous les gens ridicules ou méchants, étaient impitoyablement raillés.
Une fois, les conards promenèrent par la ville un lièvre dont ils demandaient dix pistoles, attendu que c'était le prix qu'il avait coûté, et ils racontaient à tous l'aventure de ce pauvre plaideur qui l'avait porté successivement aux dix juges du bailliage de Rouen, et qui partout avait trouvé les femmes des magistrats qui, préférant l'argent à la venaison, lui avaient rendu l'animal moyennant une pistole chacune. Quelle figure devaient faire les juges pendant que la foule les acclamait de si bon cœur ?
Après cette promenade faite dans tous les quartiers de la ville, les conards allaient aux halles, devenues le palais de l'abbé, et où les attendait un banquet splendide, tel qu'on l'entendait au bon vieux temps. Chants, trompettes, hautbois dans les grandes salles, fifres et tambours en bas, sur la place, bons mets, bons vins sur les longues tables, rien ne manquait à ce repas, pas même un lecteur, comme il y en avait dans les monastères ; seulement l'ermite chargé de ce rôle lisait, au lieu de la Bible, la chronique de Pantagruel.
Après les danses et les spectacles, venait la grande affaire de l'abbaye des conards, c'est-à-dire le prix à décerner au bourgeois de Rouen qui, au dire des prud hommes, se trouvait avoir fait la plus sotte chose de l'année. Quoiqu'il y eût moins de solliciteurs que pour le prix de vertu décerné chaque année par l'Académie française, les concurrents involontaires ne manquaient pas. En vain se faisaient-ils modestes et tout petits, rejetant loin d'eux l'idée de briguer un tel honneur, complète justice était rendue à chacun. Des enquêteurs consciencieux avaient su découvrir tous les mérites cachés ; il n'y avait méfait, bévue, vilenie, sotte aventure de l'année courante, qui ne fût narrée de point en point, avec toutes ses circonstances et particularités, et discutée longuement devant ce conclave impartial. En 1541, la délibération avait été animée, orageuse même, et semblait ne jamais devoir finir, tant il y avait eu de cas inscrits et dignes d'être couronnés. On avait été aux voix à trois reprises, sans pouvoir s'accorder. À la fin, pourtant, un praticien de Rouen, qui, se trouvant dans une hôtellerie, en goguette et entre deux vins, y avait, faute d'argent comptant, joué sa femme aux dés, réunit les suffrages des juges les plus difficiles. Déclaré sot et glorieux conard, la crosse lui revenant de droit, restait à la lui porter en grand appareil, ce que fit aussitôt le grave aréopage, avec multitude de falots, trompettes et tambours. Le tapage que l'on fit à sa porte, il est inutile de le peindre ; on lui donna une sérénade discordante, et on publia hautement la victoire qu'il avait remportée, comme le rapporte le singulier livre intitulé : Triomphes de l'abbaye des conards.
Le Parlement, le clergé, les traitants, redoutaient fort ces assises des conards, dont la verve impitoyable raillait leurs abus de pouvoir, leurs vices, leur avidité. Ils avaient fait maintes tentatives inutiles pour faire supprimer le privilège de la joyeuse corporation.
Henri II, qui avait pris plaisir aux bouffonneries de ces railleurs, les avait assurés de sa protection. Le cardinal de Richelieu, qui n'entendait pas que ses ordres fussent discutés, ni que ses agents trouvassent la moindre résistance, leur ferma la bouche et dispersa leur société. Cette sévérité n'eut pas un heureux résultat : le peuple normand trouvait là une consolation dans sa misère ; il savait qu'il lui serait donné, chaque année, de rire et de se moquer de ceux qui le pillaient et l'opprimaient. Une fois ce petit dédommagement enlevé, il perdit patience : aux comédies des conards furent substituées les sanglantes tragédies des nu-pieds. Aux conards, aux badins, aux turlupins et autres sociétés burlesques et satiriques, a succédé la presse, qui, plus en grand, remplit le même rôle. Elle aussi, elle contrôle, elle raille, elle signale les abus, et les pouvoirs n'ont rien à gagner à sa suppression, car, le jour où on la bâillonne, on entend la voix bien autrement terrible des émeutes et des révolutions.
Grand Dictionnaire Universel du XIXe Siècle de Pierre Larousse
CONARDS ou CORNARDS, sub. m. plur. nom d'une ancienne société qui subsistoit autrefois dans les villes d'Evreux & de Rouen, & qui y a fleuri pendant plus d'un siecle. L'objet de cette compagnie étoit ridicule, & ressembloit assez à celle des fous & à celle de la mere folle de Dijon.
Le premier but cependant étoit de corriger les moeurs en riant ; mais cette liberté ne demeura pas long-tems dans les bornes qu'elle s'étoit prescrites ; & les railleries, ou pour mieux dire les satyres, devinrent si sanglantes, que l'autorité royale, de concert avec la puissance ecclésiastique, détruisit cette compagnie. On appelloit le chef l'abbé des conards ou des cornards. Cette place qu'on n'obtenoit qu'à la pluralité des voix, étoit fort enviée, comme on le voit par deux vers de ce tems-là :
Conards sont les Busots & non les Rabillis,
O fortuna potens quàm variabilis !
Les Busots & les Rabillis sont deux familles qui subsistent encore à Evreux ou dans le pays, & qui avoient fourni des abbés à la compagnie. Les conards avoient droit de jurisdiction pendant leur divertissement, & ils l'exerçoient à Evreux dans le lieu où se tenoit alors le bailliage, mais qui n'est plus le même depuis l'établissement du présidial. Tous les ans ils obtenoient un arrêt sur requête du parlement de Paris avant l'établissement de celui de Rouen, & de celui-ci depuis le xvj. siecle, pour exercer leurs facéties. Taillepied, dans son livre des antiquités & singularités de la ville de Rouen, dit que dans cette ville les conards avoient leur confrairie à Notre-Dame de bonnes-nouvelles, où ils avoient un bureau pour consulter de leurs affaires : " ils ont succedé, dit-il, aux Coque-luchiers, qui se présentoient le jour des rogations en diversité d'habits ; mais parce qu'on s'amusoit plûtôt à les regarder qu'à prier Dieu, cela fut reservé pour les jours gras à ceux qui joüent des faits vicieux qu'on appelle vulgairement conards ou cornards, auxquels par choix & élection préside un abbé mitré, crossé, & enrichi de perles, quand solennellement il est traîné en un chariot à quatre chevaux le dimanche gras & autres jours de bacchanales ". A Evreux on le menoit avec beaucoup moins de pompe ; on le promenoit par toutes les rues & dans tous les villages de la banlieue monté sur un âne & habillé grotesquement. Il étoit suivi de sa compagnie, qui pendant la marche chantoit des chansons burlesques moitié latin moitié françois, & la plûpart du tems très-satyriques ; ce dernier excès fit supprimer la compagnie des conards, dont la principale fête se célebroit à la saint Barnabé ; & à sa place Paul de Capranic nommé à l'évêché d'Evreux en 1420, établit une confrairie dite de S. Barnabé, pour réparer, dit-il, les crimes, malfaçons, excès, & autres cas inhumains commis par cette compagnie de conards, au deshonneur & irréverence de Dieu notre créateur, de S. Barnabé, & de la sainte Eglise. Voyez le glossaire de Ducange, & le supplément de Morery. Il y a dans de vieux imprimés des arrêts de l'abbé des conards ou des cornards ; lorsque ces pieces misérables se trouvent, on les achete fort chérement. Quis leget haec ? Encyclopédie de Diderot et d'Alembert
CONARD, arde, adj. Ce mot se disoit autrefois pour sot, sotte. Fatuus, stolidus. De conard on avoit fait conardise, pour dire sottise : ces mots ne sont plus en usage. Dictionnaire TRÉVOUX 1743-1752
La première mention d'un carnaval urbain date de 1141 et concerne Rome, avec les jeux organisés dans le quartier du Testaccio, et la course de taureaux qui avait lieu aux portes de la cité, à l'Aventin, qui sera déplacée par la suite sous les fenêtres du pape, via del Corso, afin qu'il puisse y assister. À Nice, la chronique fait état de la venue en 1294 du comte de Provence, Charles II, duc d'Anjou, dans sa bonne ville, où il assiste au carnaval. Il s'agissait de bals, mascarades, banquets, danses et bateleurs dans les ruelles étroites de la colline du château.
Mais c'est à l'époque de la Renaissance que les défilés carnavalesques se développent dans les cités, parodies des cortèges d'entrées des princes dans la ville ou contre-pied des processions religieuses. À Rouen, Valenciennes, Lyon, les jeunes gens créent de joyeuses et tapageuses assemblées - confréries des Conards, de l'Estrille, des Fols -, qui organisent les « jeux du monde à l'envers » : concours de mensonges et de fatrasies, blasphèmes rituels et prières adressées à des saints ridicules, charivaris, soties, théâtre de rue.
1 Histoire des conards de Rouen - Amable Floquet
Bibliothèque de l'école des chartes, Année 1840, Volume 1, Numéro 1
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