Ce document n'a pas la prétention de rapporter des faits exacts qui se sont passés pendant les années que j'ai vécues à Vilgénis. C'est une histoire basée sur des événements réels mais dont ma mémoire a parfois oublié les détails ou déguisé involontairement la vérité. Certains parmi vous y retrouveront des informations qu'ils ont communiquées sur le forum. J'accepte volontiers la contradiction, la critique, voire le rétablissement de la vérité si certains d'entre vous la possède. Bonne lecture.
Jean Jacques Duclos
Printemps 1962. Ce jeudi après-midi, Lucien et moi rentrons d'une de nos longues balades à bicyclette. Nous avons dû faire près de 100 km à travers le département.
Avant de quitter Lucien devant la quincaillerie de ses parents, je lui demande :
« - Qu'est-ce que tu vas faire l'année prochaine Lucien ? »
« - Je ne sais pas encore, mais je vais passer le concours d'entrée à la SNCF » me répond-il
Nous sommes en 3ème au collège de Forges-les-Eaux et c'est l'année du BEPC. Après cet examen qui nous angoisse quand même un peu, et la fin de l'année scolaire, c'est l'inconnu : Lycée à Rouen ? École d'apprentissage ?
De toute façon, il faudra partir ailleurs si nous voulons continuer nos études ou apprendre un métier.
Mes parents, qui doivent aussi s'occuper de mes 10 autres frères et sœurs (je suis le 3ème de la famille) et qui ont des revenus modestes, cherchent à me faire entrer dans une école qui me donnerait un métier et un emploi assuré après l'apprentissage. Comme mon copain Lucien je tente le concours de la SNCF ainsi que celui d'EDF.
Entre-temps mes parents ont entendu parler, par nos voisins Leroux, d'une école d'apprentis mécaniciens avions appartenant à la Cie aérienne Air France. Leur propre fils est entré dans cette école l'année précédente et il paraît que c'est très bien. Mes parents, après s'être informés auprès de cette école, m'inscrivent au concours d'entrée. J'ai du mal à croire que je pourrais réussir ce concours car, avant de me rendre à Paris pour les épreuves écrites, je reçois les résultats des concours SNCF et EDF : recalé !! Mon copain Lucien, lui, est admis à l'école de la SNCF !
La veille du concours mon père m'emmène à Paris dans sa superbe« Traction avant » Citroën.
Le lendemain matin, rue de l'Observatoire, il y a une foule dense de jeunes gens qui, comme moi, attendent de rentrer dans les salles pour le concours. Là, je me dis que je n'ai aucune chance de réussir tellement les candidats sont nombreux pour si peu de places : 100 maximum
Pendant la pause, à midi, et avant de reprendre les épreuves, je vais déjeuner avec mon père dans un petit bistro du quartier. L'après-midi il y a une épreuve de dictée dont le texte est extrait du livre « Le vent des hélices » de Didier Daurat. J'entends au cours de celle-ci et pour la 1ère fois, l'expression « à bon escient ». (J'ai entendu « à bonne essient ») J'ignore complètement l'orthographe de cette expression et pourtant, par chance, je l'écris correctement. Je continue de penser aujourd'hui que c'est cette faute évitée qui m'a valu d'être admis à ce concours. En effet, à ma grande surprise et celle de mes parents bien sûr, je suis convoqué au Centre d'Instruction de Vilgénis à Massy pour participer aux épreuves finales de sélection des futurs apprentis. Je sais que sur les 100 candidats sélectionnés aux épreuves écrites, il n'y en aura que 60 de reçus pour entrer dans cette école.
Le jour de ces épreuves qui comportent plusieurs parties : sport, tests psychotechniques et visite médicale, mon père et moi partons très tôt de Forges et décidons de visiter le nouvel aéroport d'Orly, pas très loin de Massy, avant de nous rendre à Vilgénis. C'est une grande découverte pour moi, car, à part le fait d'avoir vu souvent voler les avions de chasse américains de la base d'Evreux dans notre ciel normand, je n'ai encore jamais vu d'avion civil décoller et atterrir sur un aéroport.
Je vois, émerveillé, une « Caravelle » décollant vers l'Ouest avec le soleil levant qui éclaire ses ailes de ses premiers rayons.
Au sol, des « Constellations », très curieux avec leurs 3 queues (j'apprendrais bientôt que ce sont des dérives), des « DC 4 » et des « Boeing 707 » qui viennent peut-être d'Amérique ou d'Afrique. Je n'en sais rien mais j'imagine. Quant aux noms des avions, c'est facile c'est écrit dessus.
« - C'est peut-être sur un avion comme celui-là que tu travailleras ! » me dit mon père en regardant décoller ce merveilleux oiseau de métal.
Lui au moins, il y croit !
Cependant, je suis perplexe car les dernières épreuves m'attendent et je ne suis pas certain de faire le poids face aux 99 autres candidats.
Les épreuves se déroulent sans difficulté: je pense avoir réussi tous les tests psychotechniques, mis à part ceux auxquels je ne comprends rien parce que seul l'examinateur en connaît le sens. Je réalise de bonnes performances au saut, au lancer de poids, à la course etc. et la visite médicale ne révèle aucun problème.
Dans la voiture qui nous ramène à Forges je commence à être un peu plus confiant. Je me sens bien et j'espère que ça marchera. C'est exact, quelques jours plus tard je reçois les résultats : je suis admis à l'école d'Air France avec le rang de 47 ème sur les 60 futurs élèves admis à Vilgénis. C'est la joie pour moi parce que j'ai réussi et le soulagement pour mes parents car je suis enfin « casé ». Il faut rappeler à ce propos que les trois années d'apprentissage à Vilgénis, internat et scolarité, n'occasionnaient aucune dépense à mes parents car, en échange, les mécaniciens formés par Air France devaient rester au moins 5 ans dans la Compagnie pour compenser le coût des études.
Pendant les vacances je continue de faire des circuits à vélo avec Lucien, et mes parents préparent mon « trousseau » pour vivre en internat et apprendre mon métier à Vilgénis.
Nous nous rendons à Rouen pour acheter le fameux « Pied à Coulisse ». Cet instrument, très onéreux pour mes parents et très curieux pour moi, sera le premier instrument de mesure perfectionné que j'obtiendrai au début de mon apprentissage et qui ne me quittera plus jamais. Il faudra que j'attende un peu pour que le professeur de mécanique m'apprenne son maniement.
Septembre 62 : Mes parents m'ont accompagné à Vilgénis et nous attendons, nos bagages aux pieds, dans une allée couverte, que les formalités d'admission se réalisent.
C'est fait, j'ai mon matricule : AF 267, le numéro du chalet et celui de la chambre dans laquelle je vais passer ma 1ère année d'internat. Mes parents me quittent avec un peu d'émotion car ils savent qu'ils ne me reverront pas avant la Toussaint et ils ignorent comment je vais me comporter dans ce nouvel environnement aéronautique tout à fait inconnu d'eux. Mais ils savent aussi que ce n'est pas la première fois que je quitte ma famille pour plusieurs semaines (j'ai fait plusieurs camps lorsque j'étais scout) et ils ont bien d'autres préoccupations avec mes frères et sœurs. J'ignore à ce moment là que je viens de quitter ma province natale pour passer le reste de mon existence dans la région parisienne et que je ne reviendrai en Normandie que pour rendre visite régulièrement à ma famille.
Aujourd'hui, 10 septembre 62 je suis plus préoccupé par la rencontre avec mes nouveaux camarades, la visite des bâtiments dans lesquels nous allons vivre et étudier, la découverte de l'immense parc et surtout des avions qui, paraît-il, sont cachés quelque part dans les bois.
J'arrive dans la chambre 7 : c'est une pièce très austère, tout est en bois, il y a 10 lits métalliques avec étagères au-dessus, les fenêtres ne comportent qu'un seul rideau opaque pour la nuit. Les rangements pour le linge et les affaires scolaires se trouvent dans le couloir latéral du chalet, de chaque côté de la porte de la chambre. Je fais connaissance avec mes nouveaux camarades qui arrivent de Blois, La Rochelle, Bordeaux, Amiens, etc.
Le chef de chambre, un élève de 4ème année qui se spécialise dans la Radio de navigation, nous donne les consignes : pas de photos, pas de calendrier, aucune affiche. Les lits doivent être faits dès le lever à 7 h et le ménage de la chambre est à notre charge. Extinction des lumières à 22 h. Le chalet comporte, à son entrée, une chambre dans laquelle réside un surveillant chargé de la sécurité, du respect du règlement et des horaires de coucher et lever.
À l'autre extrémité du chalet se trouvent les WC, lavabos et douches communes.
Après avoir vidé et rangé le contenu de nos valises nous nous rendons à la lingerie pour prendre possession de nos « uniformes ». Et là, nous sommes ébahis par le nombre de vêtements que nous recevons qui ont chacun une destination bien précise :
Nous sommes bien informés que les apprentis ne doivent porter aucune autre tenue individuelle pendant la durée totale de leur séjour à Vilgénis !
Dès que nous le pouvons nous partons à la découverte du Centre :
Vilgénis c'est d'abord un immense parc de 72 hectares, traversé par la Bièvre et dans lequel nous découvrons le château Premier Empire.
Martin B26 Marauder avec tuyaux d'échappement
Au hasard de notre promenade dans le parc nous découvrons, cachés par les arbres, deux magnifiques bombardiers de la 2éme guerre mondiale et, un peu plus loin, un « Constellation » identique à celui que j'avais vu à Orly.
Les bombardiers sont des B 26 « marauder » fabriqués aux USA. Ils ont servis pendant la Bataille du Pacifique avant d'être utilisés par l'Armée française pour les opérations en Indochine, puis en Algérie. Ces avions maintenant désarmés, reposent sur des vérins pour permettre les manœuvres de rentrée et sortie des trains d'atterrissage. Ils possèdent 2 moteurs de 2000 CV chacun et volaient à plus de 500 Km/h.
Nous faisons le tour de ces avions, montons sur les escabeaux pour voir de plus près l'intérieur du poste de pilotage et du poste du mitrailleur avant. Nous remarquons que des tuyaux d'échappement sont installés pour évacuer les gaz, ce qui prouve que les moteurs sont toujours opérationnels. Nous avons hâte de voir « vivre » ces fabuleuses machines.
« - Alors les jeunes, il vous intéresse cet avion ? Suivez-moi je vais vous montrer l'intérieur »
C'est un apprenti de 2ème ou 3ème année qui vient de nous interpeller.
Il passe sous le train d'atterrissage avant, ouvre la trappe d'accès au poste de pilotage, descend une petite échelle et grimpe à l'intérieur de l'avion.
« - Montez un par un car c'est très étroit »
Lorsqu'arrive mon tour je découvre le poste de pilotage avec ses commandes de vol et les instruments de bord. Mais ce qui me frappe surtout c'est l'odeur qui règne à l'intérieur de la carlingue ! Une odeur forte mêlée d'huile, de graisse et d'essence, une odeur que je retrouverai et aimerai durant toutes les années où je travaillerai sur les avions. Après la découverte du poste de pilotage et du poste du mitrailleur qui se trouve sous les pieds des pilotes, nous entrons dans la soute à bombes et rampons jusqu'au poste du mitrailleur de queue. Au passage nous remarquons les postes des mitrailleurs latéraux. Je suis très impressionné par cet avion et j'imagine ce qui pouvait se passer quand il volait en temps de guerre. Mais notre guide nous fait redescendre sur terre très rapidement :
« - C'est une belle machine mais vous allez vite déchanter quand il faudra astiquer les ailes, chercher les pannes bref, faire votre boulot d'apprenti surtout quand il fait -10 degrés... »
Nous sourions à cette remarque mais le doute s'installe : après tout nous ne sommes pas ici pour prolonger nos vacances.
Après la découverte des B 26 nous nous approchons du Constellation. Il est entouré d'une végétation très dense et nous comprenons que cet avion est arrivé en petits morceaux et qu'il a été remonté à cet endroit. Comme pour les bombardiers je n'avais jamais vu d'avion de si près.
Le Constellation est un avion civil construit par Lockheed (USA). Il est équipé de 4 moteurs de 3400 CV et peut transporter 60 passagers à 590 km/h. Sur cette photo où je suis présent, on peut imaginer la taille du train d'atterrissage avant.
C'est également avec beaucoup d'émotion que je visite cet avion : à l'intérieur tous les sièges passagers, en cuir vert foncé, sont installés.
Le poste de pilotage très étroit, comporte les sièges du commandant de bord, du pilote, du mécanicien navigant, du radio et du navigateur. (aujourd'hui grâce aux techniques modernes, les quadrimoteurs intercontinentaux ne sont plus pilotés que par 2 hommes : le commandant de bord et le pilote).
Après la découverte de ces fabuleux avions nous continuons notre promenade dans le parc. Nous avons le temps car après le repas de midi dans le chalet réfectoire, un responsable nous a dit :
« - Cet après-midi est libre, prenez le temps de découvrir le Centre et revenez à 17h pour une réunion avec le Directeur de Vilgénis qui vous présentera les différents responsables, le règlement et vos activités futures ».
Au détour d'un chemin nous découvrons dans une grande cage grillagée, un moteur en étoile muni de son hélice. Celle-ci est isolée du moteur par un grille qui permet, nous le devinons, de travailler sur le moteur en marche sans risque de toucher l'hélice. Nous apprendrons plus tard que c'est un banc d'essais sur lequel les apprentis s'entraînent à effectuer des réglages moteur tournant. Les commandes du moteur se trouvent dans la cabine vitrée en face de ce banc d'essais. L'ensemble repose sur un berceau métallique fixé dans le béton.
Nous prenons une belle allée ombragée et nous arrivons auprès d'un petit lac traversé par La Bièvre. L'année suivante, au cours d'un hiver rigoureux, nous aurons l'occasion de faire du patin à glace sur ce lac et jouer à un semblant de hockey.
Derrière ce lac nos apercevons un chemin qui semble fréquemment emprunté : c'est un parcours de cross. Il fait 3 à 4 km de long et nous l'empruntons pour revenir vers les chalets.
Nota : Aujourd'hui le parc de Vilgénis a été amputé de plusieurs hectares pour, d'une par, construire Le Lycée Technique de Vilgénis qui n'a rien à voir avec le Centre de la Cie Air France et, d'autre part, réaliser une nouvelle route qui relie Igny à Antony. C'est de cette nouvelle route que nous pouvons voir ce lac ainsi que le tracé du parcours de cross auquel je fais référence ci-dessus.
Lorsque nous terminons le parcours de cross nous arrivons sur un site sportif assez curieux. Je ne me souviens pas avoir vu ce décor lorsque je suis venu passer les épreuves sportives en juin dernier. Il y a un ensemble d'obstacles à franchir, des ponts-passerelles dans les arbres, etc. À l'armée, je l'apprendrai plus tard, cela s'appelle « le parcours du combattant »
Plus loin, derrière le Château qui regroupe tous les services administratifs du Centre, se trouve le terrain de football sur lequel nous aurons bien souvent l'occasion de nous défouler.
Notre promenade est bientôt terminée et avant de regagner nos chalets respectifs nous faisons un détour vers les chalets dits « techniques ». A travers les vitres nous découvrons les établis, les machines-outils, les maquettes de commande de vol, des moteurs démontés bref tout ce qui nous attend dès demain.
Nous voilà tous réunis dans l'auditorium du Centre et nous écoutons avec beaucoup d'attention tout ce que nous devrons faire et ne pas faire durant les trois années que nous passerons à Vilgénis.
Au cours du dîner et avant de rejoindre nos chalets pour la nuit, nous discutons entre nous de tous les événements de cette journée et certains « anciens » de 2ème et 3ème année n'hésitent pas à en rajouter pour noircir le tableau côté discipline. Mais nous verrons bien par nous-mêmes !
Chambrée n°7 avec de gauche à droite :
Hersant, Druaux, Ferré, Erval, Duplan, Fetis, Lecat, Fernandez, Duclos
Avant de décrire ce qu'était cette vie quotidienne je reprends ci-dessous un texte, d'un auteur inconnu, paru dans une brochure documentaire éditée par Air France en 1963 que j'avais conservée dans mes placards :
À la manière de notre bon maître Rabelais
ou comment les apprentis sont élevés à Vilgénis
en telle discipline qu'ils ne perdent pas une heure par jour
Ces jeunes gens dispensent donc leur temps de telle façon que, ordinairement, ils s'éveillent à 7 heures qu'il fasse jour ou non ; ainsi l'ont ordonné leurs professeurs.
Pour mieux amuser leurs esprits font leur lit puis s'habillent d'après la saison, mais de préférence endossent chemise et pourpoint gris.
Pour vaincre la rosée et le mauvais air déjeunent à 8 heures de succulentes tartines buvant force café et lait. L'humanité ne doit-elle pas son salut à boire matin ?
Ils étudient ensuite pendant quatre méchantes heures les yeux fixés sur leur travail, mais dès midi les pensées tournées vers la cuisine.
L'heure du repas employée et la digestion en train, pendant quatre heures ils se remettent à l'étude.
Alors ils sortent et se rendent aux prés. Là, ils jouent : à cligne-musette, au volley-ball, à pince-morille, au hand-ball, au basket-ball, à Guillemin baille moi ma lance, à l'athlétisme, aux croquignoles, au football, au rugby.
Pour ce qui est du ballon ovale ils s'en sont approprié si bien la théorie que la pratique au point que les Anglais qui en ont amplement traité, confessent que vraiment, vis-à-vis de ces jeunes gens, eux-mêmes n'y entendent que haut allemand.
Ils nagent aussi en eau profonde, sur le dos ,sur le ventre, sur le côté, de tout le corps, les pieds seuls, une main hors de l'eau tenant un livre qu'ils ne mouillent pas et, comme le faisait Jules César, tirant par les dents leur manteau.
D'autres préfèrent lancer dans les airs d'étranges machines volantes ou encore se faire avancer au foyer échiquiers, tables à dés et aux dames et quelques autres jeux de semblable farine.
Le souper pris et les 90 minutes d'études vespérales passées vont au lit où, sans débrider, dorment jusqu'au lendemain 7 heures.
Le jeudi après-midi, de peur que leur vue ne diminue, ils se gardent bien de se rompre la tête à étudier : un docte quidam n'a-t-il pas dit, en parlant des lectures, qu'il n'y a rien de si contraire à la vue qu'une maladie d'yeux ? Occupent plus volontiers leur temps à s'esbaudir dans les prés.
Le dimanche tous les loisirs sont employés non par lois, statuts et règles, mais selon leurs vouloir et franc arbitre. Nul ne les éveille, nul ne les parforce ni à boire ni à manger ni à faire autre chose quelconque.
Nota : Ce texte ainsi que le fac-similé figure dans la rubrique « Témoignage » du site.
Quelqu'un de la chambre voisine vient de frapper sur la cloison en bois.
« - Debout les gars, il est 7 heures ! »
« - Serge ! Frappe sur la cloison de la chambre suivante ! »
C'est le chef de chambre qui vient de parler. Il nous explique :
« - Ne vous inquiétez pas, quand c'est Nograbat qui prend son tour de surveillance il ne sort pas de sa chambre pour nous réveiller, il frappe à la cloison de la chambre contiguë à la sienne et le message doit se répercuter d'une chambre à l'autre. »
Après la toilette et le rangement de la chambre, nous allons au réfectoire prendre notre petit déjeuner : café, lait, pain et crème de marron ou compote quelques fois. Après 3 années de régime « crème de marron » j'ai décidé de ne plus en manger...
En 3ème année nous nous lèverons à 6 heures du matin chaque jeudi pour aller nager à la piscine de Châtenay-Malabry. Cet horaire nous permettra d'être présents à 8 heures 1/2 pour le premier cours de la matinée.
Le déjeuner terminé nous nous rendons dans les salles de cours où nous faisons connaissance avec nos professeurs et instructeurs.
Nous étudierons 44 heures par semaine, du lundi au samedi, excepté le jeudi après-midi qui est réservé aux sports collectifs, aux activités de loisir et à quelques moments de liberté dans le Centre puisqu'il est formellement interdit d'en sortir sans une permission en bonne et due forme.
Les cours théoriques en salles comportent :
Les cours pratiques en ateliers comportent :
À tous ces cours s'ajoute l'éducation physique (gymnastique, cross, parcours sportif, etc.)
Les cours terminés à 18 heures, nous avons quartier libre jusqu'au dîner. Lorsqu'il fait beau nous allons dans le parc pour, quelquefois, fumer discrètement puisque c'est formellement interdit sur le Centre, ou bien nous nous rendons au « foyer ». C'est un lieu où nous nous retrouvons pour regarder la télé (c'est tout nouveau pour moi) ou pour jouer aux jeux de société.
Régulièrement nous nous rendons, contre notre gré, chez le coiffeur du Centre qui est aussi menuisier ! Cette obligation, payante, résulte du fait que pendant le déjeuner un surveillant est passé dans notre dos, à repéré que la longueur de nos cheveux n'était plus réglementaire (4 cm maxi !), et a porté notre nom sur la liste des condamnés à la rectification de la coiffure le soir même ! Dans le cas de non-respect de cet ordre la coupe sera faite à 2 cm !
Dans le foyer, les murs sont parsemés de photos couleur sépia, des promotions qui sont passées à Vilgénis depuis 1946. Tous les anciens de ces promotions portaient le costume traditionnel de l'époque : blouson marron et pantalon marron golf !
Ces tenues vestimentaires nous font sourire mais nous redevenons vite sérieux lorsque la légende de ces trombinoscopes indique les noms des apprentis de ces promotions qui sont morts pendant la guerre d'Indochine et plus récemment en Algérie. Je reverrai souvent ces photos et ressentirai à chaque fois une grande émotion en pensant que ces jeunes hommes, formés à un métier, à des règles de vie commune, à une discipline rigoureuse, prêts à vivre leur vie d'homme, disparaissent pour rien, pour des raisons qui leur échappaient et qui n'amèneront que tristesse et désespoir dans leur famille. C'est la première fois dans ma vie d'adolescent que je prends conscience de la précarité de la vie.
À 20 heures, après le dîner, nous rejoignons les salles de cours et pendant 1 heure 1/2, nous consacrons ce temps à nos devoirs ou à la lecture d'un roman quand ces derniers sont terminés. Tout cela se passe dans un silence total sous la surveillance d'un pion entraîné au strict respect du règlement mis en place par les responsables du Centre. En cas de manquement à la discipline, les sanctions tombent très vite et en général cela se traduit par des suppressions de permission. J'en ferai vite l'expérience car, d'un caractère assez impulsif et pour un motif dont je ne garde pas le souvenir, je me bagarre avec un camarade pendant l'une de ces soirées et parvenant à lui décrocher la mâchoire d'un bon coup de poing, j'écope d'une suspension de permission pendant un mois !
Les permissions de sortie sont loin d'être faciles à obtenir !
Il y a les permissions pour rentrer dans sa famille en province et celles pour être reçu chez un représentant de la famille dans la région parisienne. Chaque remise de permission le samedi soir fait l'objet d'une inspection rigoureuse : nous nous alignons dans la « Cour d'Honneur » et les surveillants vérifient l'état de l'uniforme et l'état de propreté des apprentis.
À part les « externes » très peu nombreux, dont les parents résident dans la région parisienne, qui bénéficient d'une permission chaque samedi soir avec retour le lundi matin, les « internes » ne peuvent sortir qu'aux vacances de Toussaint, Noël, Pâques et vacances d'été après accord des parents. Pour obtenir une permission en dehors de ces périodes et sortir en région parisienne nous devons avoir un correspondant majeur qui nous prend en charge et doit signer la permission à chaque sortie. Pour mémoire il faut, à cette époque, avoir 21 ans pour être majeur. C'est mon futur beau-frère André qui viendra me chercher à Vilgénis par un beau dimanche matin de septembre pour ma 1ère perm, ma sœur Colette habitant Paris n'est ni majeure, ni mariée.
Lorsque je ne pars pas en perm, comme beaucoup de mes camarades, je passe mes dimanches à faire du cross le matin avec mon copain Hidalgo*, à flâner dans le parc, à faire le tour complet de celui-ci en longeant la clôture, à regarder la télé, à jouer et même à faire des devoirs l'après-midi. C'est à cette époque que je découvre les chanteurs comme Françoise Hardy, Eddy Mitchell, Johnny Hallyday, etc.
* Hidalgo décèdera au début de janvier 1965 à 17 ans 1/2, pendant son sommeil, d'une rupture du myocarde. Pour le départ de son cercueil de Vilgénis, toute la promotion en uniforme lui fera une grande haie d'honneur. C'était l'un de mes meilleurs copains.
Dans une brochure éditée par Air France en 1962 qui vante les qualités de la formation des apprentis mécaniciens, le rédacteur écrit ceci :
« Si on ajoute qu'aucune défaillance de « l'outil » n'est tolérable qui compromette, si peu que ce soit, la sécurité de son emploi, on comprend mieux à quel point la formation technique, donnée aux personnels ayant en charge l'entretien et la révision des avions de transports, doive se doubler d'une très solide formation morale. Car il ne faut jamais perdre de vue cet axiome : « La sécurité du transport aérien commence à l'atelier d'apprentissage. »
Je comprends très bien le sens de cette phrase mais la mise en application de ce principe par les responsables du Centre sera dure à subir.
Pour illustrer ce climat disciplinaire je rapporte ci-dessous quelques anecdotes :
Si l'interdiction de fumer s'applique à tous les élèves, les adultes du Centre (monos, instructeurs, professeurs, etc.) fument joyeusement partout où ils exercent leurs métiers. De plus à cette époque beaucoup de jeunes comme moi fumaient déjà avant d'arriver à Vilgénis.
Un soir onze apprentis se font prendre à fumer dans les toilettes. Le directeur du Centre que nous appelons le « boss », ou surnommons « Napoléon » parce qu'il est petit et un peu rond, réunit les 180 élèves dans l'auditorium et annonce qu'il est fier du coup de filet opéré par ses pions (couramment appelés « monos ») et prononce immédiatement les sanctions devant les condamnés présents tels les « Bourgeois de Calais » : 2 exclusions immédiates et blâme pour les autres (au 3ème blâme on est exclu !).
En février 65, un soir de grand froid, je croise le « boss » dans un allée. Il m'interpelle :
« - Duclos, retirez immédiatement cette écharpe ! C'est interdit par le règlement. Si vous êtes malade allez à l'infirmerie ! »
La discussion n'est pas admise, il faut obtempérer.
Les visites des chambres au cours desquelles les monos découvrent des anomalies (vêtements civils, cigarettes, etc.) donnent lieu à des sanctions. En général ce sont des suppressions de permissions (« perms »).
Mes perms du dimanche sont également homériques : depuis mai 64 je connais Martine et bien entendu je veux vivre auprès d'elle le plus de temps possible.
Au début de notre rencontre je pars du Centre le dimanche à 9 heures, ma perm en poche, avec retour obligatoire à 22 heures au plus tard. C'est très tôt et je rentre en général, après avoir fait le mur dans le bon sens, vers minuit. Je glisse doucement ma perm sous la porte de la chambre du mono et je vais me coucher.
Un soir, peut-être un peu fatigué de ma journée, je fais la même chose et en rentrant dans ma chambre je découvre que quelqu'un dort dans mon lit. Je ressors de la chambre pour m'apercevoir que je me suis trompé d'étage. J'arrive à rattraper ma perm sous la porte du mono et retourne dans le bon dortoir. Ouf ! J'ai bien failli me faire prendre.
Il est arrivé une fois ou deux que la porte du dortoir soit fermée à clé. Dans ce cas j'ai dû aller dormir dans les vestiaires situés sous le réfectoire !
Ce procédé étant dangereux, j'attends la rentrée de septembre 65 pour modifier ma façon d'opérer. Par ailleurs et comme beaucoup d'élèves de 3ème année, je suis nommé « chef de chambre », donc responsable de 6 apprentis de 1ère année qui sauront tenir leur langue sur mes activités nocturnes.
Chaque dimanche je pars à 9 heures avec une perm pour retour le lundi matin 8 heures. Or ne pouvant pas rester dormir chez les parents de Martine, je rentre après minuit dans le Centre, je me glisse discrètement dans mon lit et prépare mon réveil pour 6 heures. Le lendemain matin je me lève à l'heure prévue et je refais le mur pour pouvoir rentrer de perm comme tout le monde à 8 heures. Cependant un mono a compris mon stratagème : il a remarqué que le lundi matin mon lit était fait alors qu'il est obligatoire de défaire son lit, couvertures pliées et ramassées au bout du lit, lorsque l'élève ne passe pas la nuit dans la chambre. Je suis convoqué chez le « boss ».
« - Duclos, il semble que contrairement à ce qui est inscrit sur vos demandes de permission vous ne couchez pas chez votre correspondant ! Expliquez-vous ! »
« - Je ne comprends pas pourquoi vous dites cela parce que je rentre tous les lundis matin à 8 heures. J'ai certainement oublié de défaire mon lit. »
« - Nous allons vérifier. »
Je ne suis pas tranquille car je risque vraiment l'exclusion s'ils découvrent la vérité.
Il n'y aura pas de suite à cette histoire mais je suis obligé de changer de stratagème. Désormais, après avoir fait le mur après minuit, je vais dans les vestiaires où j'ai préparé par avance plusieurs vestes en peau de mouton que nous utilisons l'hiver pour le travail sur avion et je dors dessus, par terre, jusqu'à 6 heures. Je refais le mur en sens inverse et je me présente à 8 heures pour revenir dans le centre. Mon attachement à Martine commence à me faire faire n'importe quoi !
Dans ma chambre, les élèves de 1ère année oublient qu'un élève de 3ème année a beaucoup de pouvoir sur eux (pouvoir non autorisé par le règlement bien entendu) : Un matin, pendant que je faisais ma toilette aux lavabos, le mono entre dans la chambre et demande aux apprentis présents si Duclos balaye bien la chambre à son tour comme prévu. Evidement les garçons répondent par la négative. Le mono me condamne au balayage de la chambre pendant un mois. Mes petits compagnons de chambrée ont vite compris que la punition allait leur retomber sur le dos car bien entendu il n'était pas question qu'un 3ème année fasse les corvées même si quelquefois je faisais le ménage pour remettre la chambre dans un bon état de propreté. Ils vont donc continuer le balayage à tour de rôle et confirmeront régulièrement au mono que j'exécute la punition comme prévu.
À Vilgénis il y a une tradition, comme à l'armée d'ailleurs, qui consiste à fêter le « Père Cent » c'est à dire le 100ème jour qui précède celui du grand départ du Centre. Auparavant nous avons tous fabriqué, en « perruque », c'est à dire illégalement sur le temps de travail, notre propre « quille »* que nous devrons porter au cou, bien cachée, jusqu'au dernier jour.
* La Quille : c'était le nom d'un bateau qui devait venir chercher des prisonniers en Afrique et qui arriva avec 100 jours de retard.
Pour fêter cet événement certains de mes camarades ont prévu une sortie le samedi soir à Paris avec un tour du côté des « tapineuses » après un petit gueuleton. Malheureusement l'affaire est éventée et le « boss », pour contrer cette initiative condamne toute la promotion à une séance de travail le samedi soir jusqu'à 19 heures 1/2 et n'autorise aucune permission avant le lendemain dimanche après-midi. Il n'avait pas prévu que le chef cuisinier refuserait de faire 60 repas de plus le dimanche et il ramena le départ en perm à 10 heures. Il avait néanmoins réussi son coup car la fête était compromise.
En février 65 les sanctions pleuvent sur les trois promotions. Il ne reste plus que 23 mécanos de ma promo sur 30 au départ. Certains ont même été exclus pour insuffisance de travail pendant les cours ! En avril, 5 autres apprentis, dont je fais partie, seront exclus pour bizutage *.
* Je profite de ce témoignage pour présenter mes sincères regrets à ceux de la promotion 1964-1967 que nous avons blessés à cette époque.
Bien que l'application de cette discipline fût pénible à supporter, en février 65 j'obtiens un 15/20 en conduite générale ! C'est exceptionnel et c'est ma mère qui me l'annonce car nous n'avons pas accès à nos carnets de notes, ceux-ci étant envoyés directement aux parents.
Pour clore ce chapitre et au cas où nous n'aurions pas compris ce qu'est la discipline, nous recevons chacun un manuel de préparation militaire. Si nous satisfaisons à l'examen qui suivra l'étude de ce manuel nous avons des chances d'être incorporés dans l'Armée de l'Air, de bénéficier, à l'armée, de 11 jours de permissions supplémentaires et de facilités pour obtenir les grades de caporal et caporal-chef ! Quelles promesses !
De cet ouvrage militaire je retiendrai une phrase qui me choque : « Il est interdit à tout militaire de donner le bras à une femme dans la rue » ; Ca commence bien !
Je reviens à la rentrée de septembre 1963 où nous aurons le plaisir de nous installer dans les nouveaux bâtiments qui étaient en construction depuis plus d'un an.
Les dortoirs sont modernes mais toujours aussi austères. Les chambres comportent des placards individuels fermant à clé ce qui nous change des chalets dans lesquels nous n'avions que nos valises pour enfermer nos affaires les plus personnelles.
Les nouveaux bâtiments comprennent un réfectoire, un gymnase, un amphithéâtre, des salles de cours et un centre administratif. Tous ces bâtiments sont construits autour d'une nouvelle « Cour d'Honneur ». Celle-ci est équipée de hauts-parleurs qui permettent aux responsables de communiquer des informations aux apprentis et de temps en temps de diffuser de la musique pour le réveil matinal.
Quelques temps plus tard les chalets, installés depuis plus de 15 ans seront rasés et laisseront place à une belle pelouse.
Parmi les cours théoriques dont la plupart sont la continuité du collège, je découvre des nouvelles matières comme le dessin industriel, les technologies et l'instruction civique.
Le dessin industriel, exécuté sur des tables spéciales qui s'inclinent en fonction du travail à faire, est un art précis qui exige de la rigueur, de la propreté et ne laisse aucune initiative à l'élève. Tout est codifié, normalisé. Il n'y a rien à inventer, il faut apprendre et savoir restituer les règles établies. Notre professeur M. Legault est le symbole de cette rigueur par le port d'une moustache toujours très bien taillée d'où son surnom de « balayette ». Cet objet éponyme est aussi un instrument de travail (balayage des gommages) au même titre que le compas ou l'équerre.
Les technologies enseignées par M. Toutain, sont un vaste domaine dans lequel nous allons découvrir l'élaboration et le travail des métaux, les outils manuels, les machines-outils, les moyens de contrôle, etc. Les mois et années passant nous apprendrons tout ce qui compose un avion : le fuselage, les ailes, les moteurs à pistons et les réacteurs, les équipements mécaniques, hydrauliques, pneumatiques et électriques.
Plusieurs fois nous irons au Palais de la Découverte à Paris pour assister à des expériences physiques et là, au cours d'un test d'écoulement d'air sur un profil d'aile, nous comprendrons comment un avion, plus lourd que l'air, arrive à voler.
L'instruction civique dispensée une heure par semaine par Mr Vaysse, professeur qui semble proche de la retraite, nous apprendra toutes les règles du code du travail, le fonctionnement juridique des entreprises, le rôle des syndicats et surtout le fonctionnement de l'Etat français, y compris les devoirs et obligations des citoyens. Jamais je n'en aurais autant appris, bien que ces cours nous paraissaient ternes et inintéressants.
Les cours pratiques sont très divers et plus agréables que les cours théoriques. Nous vivons ces moments en atelier, et à l'extérieur pour les travaux sur avion.
Comme tout futur ajusteur nous commençons par des heures de limage en traits croisés, sciage, perçage de pièces en acier et aluminium. Nous transpirons beaucoup mais nous arrivons au but lorsque enfin la lime se déplace sur un plan parfaitement horizontal.
Après 3 années de formation nous arriverons à fabriquer des pièces très complexes comme celle ci-contre qui comporte du pliage, du perçage, du rivetage et de l'ajustage.
La réalisation de cette pièce nous sera demandée pour l'obtention du CAP de mécanicien de cellule avion.
Nota : « cellule » signifie structure de l'avion (ailes, fuselage, gouvernes)
Nous apprendrons également à fabriquer des tuyauteries hydrauliques et en particulier des coudes. C'est une technique très particulière car il ne faut pas une fois le coude terminé qu'apparaisse une crique dans le métal ou une pliure à l'intérieur du coude. Pour cela nous pratiquons de la façon suivante : on obture une extrémité de la tuyauterie, on remplit celle-ci avec un sable spécial très fin, puis avec une tapette, on frappe la tuyauterie pour que le sable se tasse. Enfin on obture la 2ème extrémité et la tuyauterie serrée dans un étau et enduite de suif, on commence à la chauffer au chalumeau. Petit à petit le métal se colore sous l'effet de la chaleur et dès que la couleur devient « cœur de pigeon » on commence la traction, doucement en déplaçant le chalumeau. Lorsque l'angle désiré est atteint, on arrête le chalumeau, on récupère le sable et on lave la tuyauterie qui est parfaite. C'était un petit cours de « plomberie aéronautique ».
Les cours de démontage et remontage d'équipements sont quelquefois amusants par notre inexpérience dans ce domaine. Démonter puis remonter un appareil quelconque semble parfois d'une simplicité enfantine. Mais attention ! Il existe des méthodes précises pour qu'à la fin du remontage il ne reste pas sur l'établi une pièce qui n'a pas trouvée sa place !
L'exercice que nous répétons souvent sur des équipements différents, dont nous possédons les plans en coupe, consiste à démonter l'équipement, à faire simultanément un croquis de chaque pièce, à vérifier son positionnement et à étaler sur un plateau l'ensemble démonté. Il faut également repérer dans l'atelier les outillages spécifiques mis à notre disposition pour toutes les opérations de démontage et remontage. Il n'est pas rare de voir, lors d'un démontage, une pièce propulsée dans l'atelier par un ressort dont nous n'avions pas anticipé l'action. Après le remontage, la conformité de celui-ci est vérifiée par un passage sur le banc d'essais correspondant. Et c'est là où le moment de vérité nous amène à comprendre pourquoi il nous reste une pièce sur l'établi !!
Les travaux sur les moteurs à pistons sont beaucoup plus longs et difficiles. L'une des difficultés du métier de mécanicien avion vient du fait que tous les espaces sur l'avion comme sur les moteurs, sont réduits au maximum mais bien calculés, et certaines opérations relèvent du métier de contorsionniste.
Pour démonter un cylindre d'un moteur en étoile il faut arriver à glisser les deux bras nus entre les cylindres pour couper les fils-freins et .dévisser les boulons de fixation. Mais le remontage reste le plus dur car il faut refaire correctement le freinage des boulons en torsadant le fil à freiner. Parfois c'est le désespoir qui nous envahit quand l'instructeur vérifiant notre travail, coupe net le fil-frein parce que nous l'avons fait à l'envers c'est-à-dire dans le sens du desserrage des boulons !
Mais tout n'est pas désagréable dans ce métier et lorsque le « calage des magnétos » est réussi nous sommes très heureux. Cela consiste à régler l'allumage successif des bougies de chaque cylindre d'un moteur, qu'il soit en étoile ou en ligne. Cette magnéto, équivalente au delco sur une voiture, est installée à l'arrière du moteur et il faut qu'un camarade placé devant le moteur, fasse tourner l'arbre porte-hélice pour entraîner le vilebrequin et que, cylindre après cylindre, le réglage soit correct.
Avant de travailler sur avion nous allons nous exercer sur le banc d'essais moteur qui se trouve sous les arbres quelque part entre les ateliers et le parc d'avions.
L'instructeur nous apprend comment démarrer ce moteur et à faire des réglages de magnéto et de régulation carburant. Pour cela il va sur le moteur à l'arrêt et modifie les réglages existants.
Nous démarrons le moteur et chaque apprenti ira sur le moteur en fonctionnement pour optimiser les réglages. L'instructeur dans la cabine lève le pouce lorsqu'il juge que le bon réglage est atteint. Cet exercice nous entraîne à travailler avec le souffle de l'hélice dans la figure et confirme en grandeur réelle les théories apprises en atelier.
Après ces exercices nous entrons dans le cœur du métier : le travail sur avion. La particularité de Vilgénis c'est que, contrairement à l'exercice réel du métier qui se passe dans des hangars fermés et chauffés l'hiver, les avions sont dehors. C'est agréable à l'automne et au printemps mais très éprouvant l'hiver lorsqu'il faut effectuer des travaux sous des températures négatives.
Nous commençons par les commandes de vol du B26. Toutes les gouvernes (ailerons, profondeur, dérive) sont actionnées par des câbles reliés au manche et au palonnier dans la cabine de pilotage. L'instructeur détend tous les câbles et nous demande de refaire les réglages d'origine. Il faudra faire beaucoup d'essais avant d'arriver au but car la tension régulière sur les câbles ne s'appliquera qu'après plusieurs manipulations. Il faut aussi éviter de faire tomber les copains qui travaillent sur les ailes ou la dérive et qui voient bouger les gouvernes intempestivement.
En hydraulique nous faisons des essais de rentrée et sorties de trains d'atterrissage, simulons des pannes sur le circuit, modifions les réglages et très souvent nous épongeons les mares d'huile que nous avons provoquées ! Sur B 26 tous les équipements hydrauliques se trouvent dans la soute à bombes et il n'est pas question de poser les pieds sur les trappes de largage au risque que celles-ci s'ouvrent et que nous chutions au sol. Toutes les opérations doivent être exécutées sur une poutre très étroite qui relie l'avant à l'arrière de l'avion.
Mais il y a pire que ça : c'est le masticage des réservoirs de carburant du Constellation ! Sur tous les avions le carburant est stocké à l'intérieur des ailes et pour ne pas qu'il s'en échappe il est nécessaire de recouvrir de mastic tous les points d'assemblage, c'est à dire les rivets, les boulons et les soudures éventuelles. Cette opération est faite à l'origine de la construction de l'avion mais il faut régulièrement vérifier son état. Pour cela je me glisse par un « trou-d'homme » très étroit et avec ma baladeuse je rampe à travers les nervures et les croisillons jusqu'à la partie la plus étroite de l'aile et je commence l'inspection. Pendant que je suis à l'intérieur de l'aile un compresseur assure la ventilation du réservoir pour évacuer les odeurs de carburant et éviter l'asphyxie. Après l'inspection il est souvent nécessaire de revenir avec les produits adéquats pour effectuer les retouches de mastic.
Par une belle journée d'hiver Serge et moi allons rejoindre l'instructeur avion B 26.
« - Les gars, cet après-midi je dois m'absenter alors je vous laisse faire le boulot sans moi ! Vous changez toutes les bougies du moteur gauche et vous faites les essais. Attention à la sécurité ! Mettez toutes les protections pour empêcher le passage des apprentis sous l'hélice. »
Incroyable ! Il va nous laisser seuls pour faire tourner un moteur ! C'est bien la 1ère fois que cela arrive.
Nous attaquons le travail immédiatement car il nous faut bien 2 heures pour décapoter le moteur, changer les bougies sur les 18 cylindres et remettre les capots avant les essais du moteur. Quand tout est prêt nous installons les barrières pour empêcher les personnes d'approcher l'hélice et vérifions que les cales sont bien sous les roues.
Assis dans les sièges pilote et copilote, nous appliquons la procédure de démarrage d'un moteur : nous vérifions tous les instruments, la position du frein de parking, le degré de position des pales de l'hélice (petit pas)*. Nous mettons le contact, le bruit du démarreur se fait entendre et nous voyons l'hélice commencer sa rotation. Quelques pétarades et c'est parti ! Le moteur tourne au ralenti et nous attendons que la température d'huile monte et se stabilise.
Pendant ce temps nous vérifions les indications des autres instruments et nous découvrons que l'aiguille qui indique la pression du circuit hydraulique monte et descend sans arrêt. La régulation de la pression du circuit est instable ! Nous comprenons immédiatement la cause : des apprentis ont fait un exercice sur le circuit et ils ont oublié, ou n'ont pas eu le temps, de regonfler les accumulateurs hydrauliques. Nous coupons le contact, le moteur s'arrête et nous remédions à la panne en regonflant les accus à près de 100 bars. Après un nouveau démarrage nous constatons que la pression du circuit hydraulique est correcte et stable. Nous pouvons maintenant tester le moteur à plusieurs régimes.
Nous poussons la manette des gaz et au maximum de la puissance autorisée, avion au sol, le moteur fait vibrer toute la structure de l'avion qui semble vouloir s'échapper de ses cales ! Tout se passe bien et après un dernier galop d'essais nous arrêtons le moteur et appliquons la procédure de mise au neutre de toutes les commandes du moteur.
Nous sommes fiers de notre travail et nous rêvons un peu aux pilotes qui se préparaient à partir en mission avec l'assurance, toute relative, d'avoir deux moteurs dociles, puissants, capables de les ramener, eux et leur équipage, avec les lauriers de la victoire.
*Les pales d'une hélice ont des angles de variation commandés par le pilote :
Si le fonctionnement d'un moteur à pistons ne me pose aucun problème et me procure même du plaisir par son bruit d'explosions répétitives, c'est à dire le ronronnement, le réacteur ne m'inspire pas beaucoup d'intérêt. Tout est rotation sur un axe, du compresseur à la turbine et la combustion air/kérosène est continue. L'ensemble émet un sifflement aigu et désagréable. Il paraît plus vulnérable par l'intrusion intempestive d'objet ou de volatile dans la vaste entrée d'air.
C'est en 3ème année que nous commençons notre apprentissage sur cet équipement.
Pendant l'apprentissage nous allons à Orly visiter les ateliers de maintenance des avions et nous découvrons des Boeing 707 et des Caravelles en cours de révision. Nous visiterons successivement les ateliers « Grande visite », opération qui dure plus d'un mois et qui consiste à démonter intégralement l'avion pour en contrôler toutes les parties sensibles, les ateliers « Révision cellule » et les ateliers « Révision moteurs ». C'est dans l'un de ces ateliers que nous serons affectés après avoir obtenu notre CAP de mécanicien ou électricien.
Au début de l'année 65 nous voyons arriver un nouvel avion, le T 6, avion d'origine militaire US et qui sert d'avion d'entraînement des pilotes d'Air France. Ce sont les apprentis des promotions suivantes qui travailleront sur ce nouvel avion.
Dans le même temps la Direction du Matériel d'Orly nous livre une aile d'un Boeing 707 qui s'est crashé récemment sur cet aéroport.
En mars 65 nous sommes chargés d'un travail intéressant qui consiste à démonter intégralement l'un des deux B 26 pour qu'il soit acheminé et remonté aux Etats Unis, son pays d'origine. C'est un travail long au cours duquel nous sommes tenus de dessiner tous les circuits hydrauliques, carburant, etc. que nous allons trouver pendant le démontage.
Ces opérations de désassemblage donneront lieu à de multiples douches d'huile !
Après avoir eu les félicitations des professeurs en juin 63 pour être arrivé au rang de 3ème de ma promotion, j'arrive en février 65 au rang tout à fait honorable de 5ème de la même promotion. Tout va bien et, mis à part la discipline que je supporte de moins en moins, je continue de travailler pour l'obtention du CAP.
Durant toute la saison 64/65 je fais partie de l'équipe de rugby de Vilgénis et c'est l'occasion de respirer un peu l'air de la liberté en allant régulièrement jouer à l'extérieur. Bien sûr les matchs ne sont jamais très tendres et il n'est pas rare de revenir avec des éclopés. C'est le résultat d'un jeu très viril et à travers lequel nous exprimons certainement notre besoin de défoulement. Voilà pourquoi certains jeudis soir, après la piscine du matin et le rugby de l'après-midi on préfère quelques fois le lit à la séance de cinéma obligatoire.
Je quitte Vilgénis (et la Cie Air France) en juin 65 après les épreuves du CAP et je n'y retournerai plus jamais sauf quand je me promène à pied entre Antony et Igny, sur la nouvelle route tracée et réalisée sur l'ancien territoire d'Air France.
En 1967 je reverrai Serge, mon copain d'exclusion en avril 65, qui travaille comme contrôleur dans une usine de mécanique à Tours. En 1969, de retour du Gabon et en escale à Tripoli en Libye, je croiserai le chemin d'un ancien camarade de promotion dont j'ai oublié le nom et j'attendrai février 2007 pour découvrir le site Internet de Dominique Ottello consacré aux anciens de Vilgénis.
C'est un nouveau départ vers les souvenirs et une belle occasion de renouer des liens avec les anciens de toutes les promos.
Antony le 12 juillet 2007
MÀJ : 2 décembre 2024
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