TABLE DES MATIÈRES


L'ÉCOLE AMÉRICAINE

L'aéroplane Wright

C'est à M. Baudry de Saunier que nous devons l'enthousiaste relation qui suit :

La clarté d'exposition, l'harmonie du style de notre auteur étaient pour nous des garanties certaines d'une description qui fût à la hauteur de l'œuvre décrite, aussi M. Wright nous excusera de ne lui avoir pas prêté notre plume.

Les exploits de Wilbur Wright au camp d'Auvours nous ont révélé un nouvel homme extraordinaire. Par ce mot je n'entends pas dire que Wilbur Wright nous ait dotés, tout d'un coup, de l'appareil mécanique qui sera définitivement maître des airs. Loin de là.

Plans Aéroplane Wright

Fig. I. - L'AÉROPLANE WRIGHT, VU EN PLAN, EN ÉLÉVATION ET DE PROFIL - A, surface supérieure. - B, surface inférieure. - C, C, plans du gouvernail de profondeur. - D, siège de l'aviateur._- F, gouvernail de direction latérale. - G, H. points de la surface supérieure sur lesquels s'exerce l'effort du gauchissement. - M, moteur. - N, O, hélices. - P, P, patins. - Q, levier de commande du gouvernail de profondeur.


Mais par ce mot je veux exprimer mon admiration pour la ténacité phénoménale de cet homme, qu'aucun échec, aucune critique, aucune méchanceté n'ont fait, depuis dix ans, démordre de son idée, mon admiration aussi pour son étonnante faculté de création qui lui a permis, loin de tout grand centre, loin d'exemples et de ressources, dans un coin provincial des États-Unis, d'inventer tous les détails de son appareil et de démontrer cruellement la sottise des calculateurs en chambre et des savants en bocal !

Je ne sais si Wilbur Wright poursuivra l'éblouissante carrière qui semble écrite pour lui sur le grand livre des Destinées, mais en tout cas il possède bien le feu sacré !

L'aéroplane Wright est composé de deux grandes surfaces parallèles qui sont porteuses à l'avant, de deux petits plans parallèles et horizontaux qui donnent la direction en profondeur, à l'arrière, de deux petits plans parallèles et verticaux qui donnent la direction latérale. Il n'a pas de queue stabilisatrice comme les appareils des frères Voisin.

Portrait Wilbur Wright

Signature Wilbur Wright
Liaisons Articulées

Fig. 2. - LIAISON ARTICULÉE DES MONTANTS SUR LES LONGERONS. - o, console de fixation sur le longeron. - g, montant en bois. - s, s, haubans en fils d'acier. - r, crochet terminé par un œil recevant une goupille i. - k, étrier terminant le longeron.

L'aviateur a en mains deux leviers : l'un (celui de gauche) qui agit sur le gouvernail de profondeur et lui sert par conséquent à faire monter ou descendre l'appareil ; l'autre (celui de droite qui manœuvre le gouvernail vertical, fait tourner l'appareil à droite ou à gauche comme agirait un gouvernail de bateau, et, en même temps, fait monter ou descendre les extrémités d'arrière de la surface porteuse supérieure, ou, autrement dit, les gauchit. Le levier de droite est donc celui des virages, alors que le levier de gauche est celui des montées et des descentes.

Un moteur à quatre cylindres, de 100 x 120, à soupapes d'admission automatiques, allumé par magnéto et refroidi par eau, monté sur la surface porteuse inférieure, commande par des chaînes deux hélices en bois de deux mètres de diamètre.


Les chaînes sont guidées par des tubes; l'une d'elles est croisée afin que les hélices tournent en sens contraire et annulent ainsi leurs réactions.


Tout l'ensemble est installé sur deux longs patins en bois qui permettent à l'appareil de glisser sur le sol au moment où il atterrit.

Tel est, d'une esquisse sommaire, l'appareil Wright.

Les détails en sont extrêmement intéressants. Les deux surfaces porteuses ont chacune 12m,50 de longueur. Elles sont constituées chacune par deux longerons plats en bois, réunis aux bouts par une partie arrondie, de façon à former un énorme rectangle de 11m,35 de largeur dont on aurait arrondi les angles. Le long de ce rectangle sont fixées 34 nervures courbes (flèche 1/20), de telle sorte que les surfaces constituées par la toile, qui s'applique sur l'ensemble de ce châssis, sont elles-mêmes courbes et non rectilignes. Il est à remarquer que, dans la surface inférieure, celle qui porte l'aviateur et le moteur, comme dans la surface supérieure, ces nervures dépassent le châssis vers l'arrière, très nettement. La figure I (figurine 3) l'indique bien. Les extrémités de ces nervures forment ainsi baleines d'ombrelle et vont en se raccourcissant vers les extrémités du rectangle. A sa partie la plus large cette surface supérieure mesure 2 mètres.

Les toiles sont au nombre de deux sur chaque surface et enveloppent le châssis. Elles sont simplement clouées sur le longeron d'avant ; mais elles sont cousues sur le châssis d'arrière et autour de chaque nervure de l'ombrelle.

Les deux surfaces porteuses sont réunies par des montants en bois au nombre de 18, mesurant chacun 1m,80 de hauteur. La liaison des montants aux longerons n'est rigide que pour les montants du centre; tous les autres sont articulés grâce à une liaison que montre la figure 2.

Schéma Appareil Wright

Fig. 3 - Schéma de l'appareil Wright

D'autre part les sept compartiments que forment ces montants sont consolidés par des haubans en fil d'acier; l'inventeur ne les a pas pourvus de tendeurs, leur extrémité est simplement tournée en anneau, assurée par un peu de soudure, et passée dans le crochet de la liaison. Ainsi qu'on le voit, l'ensemble ne présente qu'une rigidité bien relative; cette flexibilité de l'appareil est évidemment voulue.

Elle constitue d'ailleurs une caractéristique bien nette de l'aéroplane Wright dans le gauchissement qu'il peut donner à certaines parties de ses surfaces porteuses ou ailes. Lorsque l'aviateur veut tourner à gauche par exemple, il pousse devant lui le levier qu'il a dans la main droite (et par ce mouvement incline le gouvernail vertical d'arrière vers la gauche), en même temps qu'il porte ce même levier à droite, et par ce mouvement tire sur des câbles qui abaissent le bout des ailes de gauche et relèvent le bout des ailes de droite (fig. 3). Ce fléchissement a pour effet d'augmenter la surface d'appui de l'aéroplane du côté sur lequel il vire (ici le côté gauche), si bien que la résistance â l'avancement devient plus grande sur ce côté-là, et que l'appareil vire aussitôt, puisque le côté droit s'avance alors plus vite que le côté gauche. Le gauchissement est en somme le différentiel de l'aéroplane.

Le levier que l'aviateur manœuvre de la main droite peut donc prendre deux directions, une direction en avant ou en arrière (gouvernail), et une direction latérale (gauchissement). Notre figure montre schématiquement comment ce double mouvement est obtenu ; la réalité n'est d'ailleurs pas très éloignée de cette représentation grossière, car la fabrication Wright ne saurait se prévaloir d'un fini irréprochable ? Les expédients de construction les plus déconcertants semblent avoir sa préférence !

L'effort de gauchissement, on le remarquera, ne s'exerce que sur la partie arrière des extrémités des deux surfaces porteuses. Le câble xx enroulé sur poulies, tire, je suppose, sur l'extrémité supérieure H : il la fait descendre de quelques centimètres et par suite, à cause du montant qui réunit les deux plans, fait descendre de la même quantité l'extrémité inférieure K du même côté. Mais cette extrémité inférieure est reliée par un autre câble yy à l'extrémité qui lui est opposée de l'autre côté J t en descendant, elle la fait donc monter de la même quantité et, par suite, à cause encore du montant, elle fait monter aussi l'extrémité G de l'aile supérieure. Il suffit donc que l'une ou l'autre des extrémités supérieures soit tirée par le levier pour que les trois autres extrémités s'abaissent ou se relèvent, et en même temps.

Le gouvernail de profondeur, rejeté assez loin sur l'avant, est formé par deux surfaces courbes installées de telle façon qu'elles puissent être abaissées ou relevées ensemble dans leur partie antérieure en même temps qu'elles sont au contraire relevées ou abaissées dans leur partie postérieure. Lorsque la partie postérieure est inclinée vers le sol, l'aéroplane monte, et inversement.

On remarquera entre les deux surfaces du gouvernail un plan vertical en forme de demi-lune qui peut pivoter très légèrement sur son axe et n'est maintenu que par des tendeurs extrêmement lâches. Il s'oriente de lui-même dans les filets d'air, lors d'un virage, et complète l'action du gouvernail d'arrière.

Aéroplane Wilbur Wright

L'appareil Wright ne prend pas de lui-même son essor. Pour le véhiculer hors de son hangar et pour l'amener sur le lieu de départ, on glisse sous son plan inférieur deux roues folles tandis que l'inventeur s'attèle entre les brancards de l'avant, que deux hommes maintiennent les ailes de chaque côté, et qu'un troisième pousse en avant le tout.

Lorsque l'appareil est arrivé à chevaucher le rail le long duquel il prendra son essor, les roues sont retirées et remplacées par un simple traiteau sous le côté le plus lourd (celui du moteur) et, au milieu, par un petit chariot dont les galets se guident sur le rail. L'appareil tient ainsi en équilibre. Il est lié momentanément au rail en T.

Derrière l'appareil, un pylône en bois a été installé, en haut duquel une masse de 5oo kilogrammes environ a été hissée. Par un renvoi de poulies que montre notre gravure une corde attachée à cette masse vient s'accrocher à une perche horizontale que porte l'aéroplane. Cette perche est terminée par un crochet à angle droit tourné vers le sol ; la corde est terminée par un simple œil. La masse tend donc à tirer l'aéroplane loin du pylône.

Lorsque l'aviateur est installé, le moteur est mis en route par la rotation que deux aides font des deux hélices, et la liaison de l'aéroplane sur le rail est coupée. A ce moment, les hélices le poussant et le poids du pylône le tirant, l'appareil glisse sur son chariot le long du rail. En une dizaine de mètres, il a acquis la vitesse nécessaire à son essor; la corde tourne autour de la poulie du bout du rail, disparaît sous cette poulie en abandonnant le crochet de la perche; le chariot tombe, et l'aéroplane continue seul sa course, en montant rapidement à une dizaine de mètres de hauteur. Puis l'aviateur, au gré de son caprice, évolue dans les airs, avec une maîtrise qu'on ne peut soupçonner quand on n'en a pas été le témoin stupéfait.

L'appareil Wright est-il capable d'applications nombreuses? Dans sa forme actuelle, il n'est évidemment qu'un engin de sport, et de sport extrêmement difficile. Personne ne nie que le long apprentissage que les frères Wright ont fait de leur métier d'oiseau, depuis près de dix ans, leur souplesse, leur « vocation» pour la locomotion aérienne, soient des facteurs considérables dans leur réussite. Il faut bien reconnaître que la conduite de l'appareil est encore un peu acrobatique, que les deux bras de l'aviateur sont toujours et pleinement occupés à la manœuvre seule des plans de soutien ou de direction, et qu'on ne sait trop ce qui adviendrait si, pendant un vol, l'aviateur devait seulement se moucher ! Et la chute d'Orville Wright semble montrer que l'appareil peut se retourner en l'air avec assez de sans-façon!

On ne peut nier davantage que le mode actuel de lancement de l'aéroplane soit tout à fait prohibitif d'une application pratique ! L'aéroplane ne peut évoluer que dans une zône voisine du pylône; il lui est interdit d'atterrir loin de ce pylône, puisque sans cet échafaudage il est dans l'impossibilité absolue de reprendre son vol. Un fil de bougie qui s'est détaché, une petite saleté dans l'ajustage du carburateur, un de ces riens qui n'arrêtent que quelques minutes un moteur à explosions, mais qui n'en forceront pas moins l'aéroplane à rejoindre la terre coûte que coûte, réduira subitement l'aéroplane à la valeur nulle de bouts de bois et de bouts de toile, si l'incident s'est produit loin du pylône de lancement.

L'aéroplane Wright sera donc obligé quelque jour, le jour où il voudra s'en aller, vraiment à travers monts et vallées, de se faire monter des pattes ! Il lui faudra adopter les roues de lancement que possèdent les aéroplanes français, et qui leur permettent de reprendre leur vol, au moins sur un terrain solide. La surcharge sera de 70 à 80 kilogrammes environ, et la résistance à la pénétration sera, elle aussi, accrue. Je ne doute pas un instant que l'aéroplane Wright soit de force à dédaigner ces nouvelles demandes de travail; mais il était au moins équitable de les indiquer.

Enfin il est hors de discussion qu'une envergure de 12m,50 retire à un appareil de locomotion destiné à une ou deux personnes au maximum, tout caractère pratique ! Lorsque l'aéroplane voudra atterrir, il recherchera évidemment les sols résistants et unis, afin de pouvoir ensuite rouler et repartir; il recherchera donc les routes. Or, sauf en campagne rase et plate, quelles routes pourront donner pied à un oiseau doué d'ailes aussi phénoménales et qu'il conserve étendues ? Par conséquent, l'aéroplane devra progressivement réduire son envergure au point qu'elle ne mesure guère plus que 3 à 4 mètres, et moins peut-être. Le gauchissement des ailes conservera-t-il alors la moindre action sur des surfaces aussi courtes? Le doute est plus que permis.

Et cependant l'aéroplane Wright - semblable sur ce point à tous les autres - ne sera pratique que dès l'instant où il pourra s'élever par ses propres moyens, sans aide, et prendre son essor de tous les terrains; dès l'instant aussi où ses dimensions n'en feront plus sur une route un obstacle aussi large qu'un passage à niveau! Jusque-là l'aéroplane Wright, aussi bien et aussi mal qu'un autre, sera un appareil d'exception et d'applications extrêmement limitées.

Ma franchise ne diminue d'ailleurs en rien l'admiration, je répète à dessein le mot, que j'éprouve pour cet extraordinaire Wright ; et l'admiration est une denrée dont je suis bien pauvre cependant! Aussi bien Wright n'a-t-il jamais eu la fatuité de nous présenter son appareil comme l'étalon parfait de la race aérienne qui va naître. Il le tient pour un rudiment encore des machines fantastiques qui vont bientôt planer au-dessus de nos têtes, et pour le reste ne s'étonne pas plus d'une critique qu'il ne s'émeut d'un compliment.

En grand artiste qu'il est, une chaumière et un aéroplane suffisent à son ambition. Il se moque si la gloire aujourd'hui rachète au centuple l'ironie qui a harcelé ses débuts. Il plane plus superbement encore au-dessus des niaiseries humaines qu'au-dessus des sapins qui encadrent le camp d'Auvours. C'est bien réellement un homme extraordinaire.

L. BAUDRY DE SAUNIER.